L’employeur peut se prévaloir d’un témoignage anonymisé pour prouver la faute d’un salarié
31 mai 2023
Cass., soc., 19 avril 2023, n°21-20.308
Aux termes d’un arrêt rendu le 19 avril dernier, la Cour de cassation s’est prononcée quant à la recevabilité d’une attestation prenant la forme d’un témoignage anonymisé et du compte rendu de l’entretien de ce même témoin avec un membre de la société, produits afin de démontrer la matérialité de faits reprochés dans le cadre d’une sanction disciplinaire.
La Haute Cour considère qu’il revient aux juges du fond de les prendre en compte, en dépit de l’anonymisation, puisqu’il ne s’agissait pas des seules preuves produites par l’employeur pour caractériser la faute reprochée.
Dans cette affaire, un salarié a fait l’objet d’une mise à pied disciplinaire de 15 jours suite à divers comportements considérés comme graves par son employeur.
L’intéressé conteste ladite sanction par voie judiciaire, et le Conseil de prud’hommes de Toulouse lui donne raison, condamnant par conséquent l’employeur à :
– rembourser les salaires relatifs à la mise à pied ;
– verser la somme de 1.000 € à titre de dommages et intérêts pour préjudice subi du fait de cette sanction.
Saisie, la Cour d’appel de Toulouse a rendu un arrêt dont l’analyse nous a interpellé.
En effet, il était reproché au salarié de nombreux faits très graves, ce dernier ayant :
– insulté des collègues de travail ;
– affublé d’autres collaborateurs de surnoms particulièrement péjoratifs ;
– aspergé un salarié avec de l’huile de friture ;
– touché les parties intimes de membres de son équipe.
A l’appui de la sanction, l’employeur produisait plusieurs pièces, et notamment une attestation anonymisée, accompagnée d’un compte rendu de l’entretien qu’une représentante de la société avait eu avec la personne qui ne souhaitait pas voir son identité révélée.
La Cour a toutefois refusé d’examiner ces documents sur la base d’une motivation particulièrement partisane, puisque selon elle :
« il est impossible à la personne incriminée de se défendre d’accusations anonymes »
D’autre part, elle écarte un second témoignage, émis par une personne étant intervenue volontairement à titre accessoire à la procédure d’appel, en considérant que ses propos n’ont :
« plus de valeur de témoignage mais uniquement de dire puisqu’une partie ne peut, par définition, témoigner de façon impartiale en sa faveur ».
Ces documents étant écartés des débats, la juridiction considère que la matérialité des faits reprochés n’est pas établie, et confirme le jugement.
La Haute juridiction est par la suite saisie du litige, et casse l’arrêt quant aux deux rejets de pièces.
Elle considère tout d’abord que la qualité d’intervenant volontaire à une instance n’est pas de nature à rendre le témoignage émis par cette partie dépourvue de pertinence, puisqu’il n’émet aucune prétention à titre personnel, et se limite à soutenir celles de la partie principale.
Concernant le second moyen de cassation, la Cour rappelle tout d’abord le principe suivant lequel le juge ne peut fonder sa décision uniquement ou de manière déterminante sur des témoignages anonymes, et ajoute qu’il est toutefois possible de prendre en compte des témoignages anonymisés, à savoir rendus anonymes a posteriori afin de protéger leurs auteurs mais dont l’identité est néanmoins connue par l’employeur, « lorsque ceux-ci sont corroborés par d’autres éléments permettant d’en analyser la crédibilité et la pertinence ».
Une telle solution doit selon nous être saluée.
En effet et d’un point de vue purement juridique, une telle solution s’inscrit dans la droite continuité du principe suivant lequel en matière prud’homale, la preuve est libre.
De plus, et en pratique, elle est conforme aux dispositions de l’article 6§1 et 3 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, qui prévoient que le juge ne peut fonder sa décision uniquement ou de manière déterminante sur des témoignages anonymes, que dès lors que la teneur du document visait à relater un comportement déviant d’un salarié, lequel est corroboré par d’autres pièces produites aux débats.
Précisons en outre qu’en matière probatoire, la Cour de cassation est allée encore plus loin récemment, puisque le 25 novembre 2020 elle admettait une preuve obtenue au moyen de données qui auraient dû faire l’objet d’une déclaration à la CNIL, et considérait que l’illicéité n’entrainait pas systématiquement son rejet, le juge devant rechercher si l’atteinte portée à la vie personnelle du salarié par une telle production est justifiée au regard du droit à la preuve, mais également indispensable à l’exercice de ce droit.
A l’aune de ce courant jurisprudentiel, il aurait donc été illogique de valider le raisonnement de la Cour d’appel de Toulouse, dès lors que le témoignage anonymisé n’avait pas été obtenu par un procédé illicite, et qu’il était corroboré par d’autres pièces.
De plus, l’employeur avait anonymisé à la demande de l’attestant, qui craignait des représailles, ce qui se comprend aisément compte tenu d’une part de la gravité des actes dénoncés, et de ce que la personne sanctionnée n’a peut-être pas quitté l’entreprise (puisqu’elle a uniquement été mise à pied).
Il n’y avait donc pas de manoeuvre déloyale de la part de l’entreprise, mais uniquement une volonté de préserver la santé et la sécurité d’un employé.
Si nous saluons une telle décision, nous espérons également que la Cour aille plus loin à l’avenir, notamment en autorisant les procédés visant à anonymiser des témoignages, et à réserver une version comportant l’identité des témoins aux seuls juges du fond, à l’instar de la jurisprudence relative à la preuve de l’existence de 2 adhérents permettant la création d’une section syndicale en entreprise (laquelle autorise un syndicat à identifier ses membres devant le seul magistrat).