Prescription et force majeure : la Cour de cassation ouvre la boite de Pandore
28 février 2023
Cass soc. 25 janvier 2023 n° 21-17.791
Qui n’a pas entendu parler de la prescription récemment ?
En effet, ce principe général du droit qui désigne la durée au-delà de laquelle une action en justice ne peut être engagée, a pu susciter ces derniers temps de vifs débats, certains (particulièrement les avocats) le défendant ardemment, alors que d’autres ne cessent de le remettre en question, considérant qu’il constitue une atteinte au droit d’agir.
Pour autant, ce principe que l’on retrouve dans tous les pans du droit (pénal, civil, ou encore droit du travail …) revêt une importance particulière notamment au regard des conséquences que son application entraîne, de sorte qu’il apparait important d’en maitriser les règles.
I. Les règles de prescription en droit du travail
Il existe différents délais spécifiques de prescription en droit du travail, selon la nature de la contestation du salarié.
Le Code du travail prévoit notamment que :
- toute action portant sur la rupture du contrat de travail se prescrit par 12 mois à compter de la notification de la rupture ( trav. art. L.1471-1) ;
- toute action portant sur l’exécution du contrat se prescrit par 2 ans à compter du jour où celui qui l’exerce a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant d’exercer son droit ( trav. art. L.1471-1) ;
- tout action en paiement ou répétition du salaire se prescrit par 3 ans à compter du jour où celui qui l’exerce a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer ( trav. art. L.3245-1) ;
- tout action relative à une discrimination se prescrit par 5 ans à compter de sa révélation ( trav. art. L.1134-5).
Compte-tenu de ces règles, si l’action du salarié n’a pas été intentée dans les délais précités, celle-ci est nécessairement irrecevable, sauf à ce que le salarié ait été dans l’impossibilité d’agir par suite d’un empêchement résultant de la loi, de la convention ou de la force majeure, le cours de la prescription étant alors suspendu (Code civil art. 2234).
Si les deux premières causes de suspension restent des notions clairement définies, la force majeure, qui relève de l’appréciation au cas par cas des juridictions et apparait plus difficile à appréhender au regard notamment des critères qui la définissent, à savoir : l’imprévisibilité, l’irrésistibilité et l’extériorité.
De ce fait, la question se pose de savoir quelle situation est susceptible de caractériser un évènement de force majeure ?
La Cour de cassation a apporté de nouvelles précisions sur ce point dans un arrêt inédit du 25 janvier 2023 qui aurait pu passer inaperçu (celui-ci ayant été rendu en formation restreinte et n’étant pas publié), mais dont la solution pourrait potentiellement amorcer un véritable revirement si celle-ci était confirmée par la suite.
II. Sur la solution rendue par la Cour de cassation dans son arrêt du 25 janvier 2023
Dans cette affaire, une salariée avait été licenciée pour cause réelle et sérieuse par lettre recommandée avec accusé de réception du 2 novembre 2015, son employeur lui reprochant divers manquements dans le cadre de l’exécution de ses missions.
La salariée avait saisi la juridiction prud’homale le 2 février 2018 aux fins de contester la rupture de son contrat, soit au-delà du délai de prescription prévu à l’article L.1471-1 du Code du travail (étant précisé que la version de cet article applicable au moment du litige prévoyait alors un délai de prescription de 2 ans).
Par jugement du 21 octobre 2019, la formation de départage du Conseil de prud’hommes de Nancy (qui était donc présidée par un magistrat professionnel) avait déclaré l’action de la salariée irrecevable car prescrite.
La salariée, avait interjeté appel de ce jugement.
En cause d’appel, celle-ci prétendait :
- que son contrat de travail avait été suspendu jusqu’au 12 mai 2016 (date à laquelle la Commission de recours amiable de la CPAM avait rejeté sa demande de prise en charge au titre de la législation professionnelle de son accident survenu le 2 novembre 2015) et que les effets de son licenciement avaient été reportés à l’expiration de la période de suspension de son contrat de travail en application de l’article 2234 du Code civil ;
- qu’en tout état de cause, elle s’était trouvée « entre 2016 et 2018, dans l’incapacité totale de gérer ses démarches administratives, étant victime de phobie administrative suite à son burn out de juillet 2015 et d’attaques de panique avec une aggravation de son état en février 2016», invoquant donc ici la force majeure.
La société soutenait quant à elle qu’elle avait été informée de l’accident de la salariée postérieurement à l’envoi de la lettre de licenciement et contestait la force majeure invoquée par l’appelante, en vertu de laquelle elle se serait trouvée, en raison de sa maladie, dans l’impossibilité de saisir le Conseil de prud’hommes avant le 2 février 2018.
Dans un arrêt rendu le 15 avril 2021, la cour d’appel n’a pas fait droit au premier moyen de la salariée, jugeant que son contrat de travail avait déjà été rompu au moment où celle-ci avait informé l’employeur de la survenance de son accident.
Pour autant, au regard des certificats médicaux de son médecin psychiatre qu’elle avait produits, les juges du fond ont retenu le second moyen en estimant que l’état de santé de la salariée et son aggravation en 2016 était constitutif d’une force majeure et l’avait « empêché d’engager toute procédure, suspendant la prescription de l’action en contestation de son licenciement entre la date du licenciement, postérieure à son hospitalisation pour burn out, et la date de sa saisine du conseil des prud’hommes ».
La cour d’appel a donc déclaré l’action recevable et estimé que le licenciement était dépourvu de cause réelle et sérieuse, condamnant l’employeur à régler à la salariée diverses indemnités.
L’employeur a alors formé un pourvoi en cassation.
Devant la Haute Cour, l’employeur :
- soutenait que l’état de santé de la salariée n’était pas constitutif d’un cas de force majeure, dans la mesure où le 10 février 2016, celle-ci lui avait adressé un courrier circonstancié pour contester la date d’effet de son licenciement, sollicitant sa réintégration,
- critiquait par ailleurs les certificats médicaux produits par la salariée.
Toutefois, la Cour de cassation rejette ce moyen invoqué par la société (même si elle vient casser et annuler l’arrêt d’appel au regard d’un second moyen soulevé par l’employeur ne faisant pas l’objet du présent article).
Plus précisément, la Cour, se fondant sur l’article 2234 du Code civil, reprend les constatations faites par la cour d’appel selon lesquelles la salariée démontrait qu’elle s’était trouvée dans l’impossibilité d’agir du fait de l’aggravation de son état de santé à compter de février 2016, de sorte que son action intentée en février 2018 était recevable.
Ainsi, la chambre sociale de la Cour de cassation admet, à notre connaissance pour la première fois, que l’état de santé du salarié puisse justifier la suspension du délai de prescription en matière de contestation de licenciement.
Cette solution apparait en contradiction avec la position adoptée jusqu’alors par la Cour de cassation puisque cette dernière qui ne reconnait que très rarement le cas de force majeure avait notamment pu préciser par le passé que :
- ne caractérisait pas une impossibilité d’agir suspendant le délai de prescription :
- l’isolement, les charges familiales et le faible niveau culturel du salarié ( Soc. 26 avril 1984, n° 82-15.956) ;
- l’incertitude du demandeur sur sa situation juridique ( Soc. 17 novembre 2010, n° 09-65.081).
- la suspension du cours de la prescription ne court pas lorsque le titulaire de l’action disposait encore, à la cessation de l’empêchement, du temps nécessaire pour agir avant l’expiration du délai de prescription ( Civ 1ère, 13 mars 2019, 17-50.053 : à noter que dans cette affaire, le demandeur au pourvoi invoquait la suspension du cours de la prescription du fait de ses périodes d’hospitalisation successives).
Surtout, s’il n’est pas question de contester l’état de santé de la salariée dans ce litige, le fait que celui-ci caractérise un cas de force majeure n’en demeure pas moins critiquable, tant il conduit potentiellement à un infléchissement notoire des règles permettant de caractériser cette notion, et in fine, remettre en cause le principe de la prescription.
Une telle solution pourrait en effet nécessairement conduire à des dérives, d’autant plus face à la recrudescence de certificats médicaux de complaisance.
Suffira-t-il donc dorénavant à un salarié de fournir un simple certificat médical pour contourner les règles relatives à la prescription ?
Seul l’avenir nous le dira.
Ce qui est certain, c’est qu’une telle décision, certes isolée, apporte un lot d’incertitudes sur l’application des règles de prescription dont les employeurs se seraient bien passés.