L’évolution du préjudice d’angoisse et de sensation de mort imminente et l’indemnisation des victimes en cas de survie.
4 novembre 2024
A l’origine, ce préjudice n’était constitué qu’en cas de décès de la victime, qui se trouvait précédemment à sa mort, dans un état de conscience suffisant pour envisager sa propre mort, et comprendre ainsi qu’elle ne survivrait pas. (pour exemple : Cass. crim., 5 oct. 2010, no 09-87.385, no 5564 D – Cass. crim., 27 sept. 2016, no 15-83.309, no 3919 P + B).
Ce poste de préjudice n’était donc constitué que sur un laps de temps déterminé et encadré, compris entre l’accident et le décès de la victime.
Nécessairement, l’indemnisation issue de ce poste de préjudice se transmettait aux héritiers de la victime décédée.
Il était considéré comme un préjudice distinct des souffrances endurées.
En cas de décès de la victime, ces principes restent applicables.
En revanche, cela a désormais évolué pour les victimes en cas de survie.
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Mme [E], aide-soignante dans un hôpital, était agressée par un patient qui lui portait 14 coups de couteau.
L’agresseur était déclaré pénalement irresponsable.
Mme E saisissait le Tribunal Judiciaire de VANNE et réclamait son indemnisation, au titre de son préjudice d’angoisse de mort imminente.
Par jugement en date du 8 janvier 2019, le tribunal Judiciaire de VANNE déboutait Mme [E] de sa demande formulée au titre du préjudice d’angoisse et de sensation de mort imminente, comme déjà intégré au titre des souffrances endurées.
Il était interjeté appel du Jugement rendu, et Mme E sollicitait réformation sur ce point.
La Cour d’appel de RENNES (CA Rennes, 5e ch., 19 oct. 2022, n° 19/03024) rendait ainsi l’Arrêt suivant :
« Sur le préjudice d’angoisse et de sensation de mort imminente
Mme [E] expose qu’elle a eu le sentiment de mourir lors de l’agression, qu’elle a ressenti dans sa chair chacun des quatorze coups de couteau portés, ce qui a généré une profonde angoisse, ce qui n’est pas indemnisé au titre des autres préjudices. Elle sollicite une somme de 20 000 euros.
La société Axa France Iard demande à la cour de confirmer l’analyse des premiers juges qui considèrent que ce préjudice a été réparé dans le cadre de l’indemnisation des souffrances endurées ou du déficit fonctionnel permanent.
Le préjudice d’angoisse de mort imminente est autonome et ne se confond pas avec les souffrances endurées.
Les souffrances endurées par Mme [E] ont été quantifiées 4/7 par l’expert et donc de moyennes.
Il décrit ces souffrances comme correspondant :
— aux interventions chirurgicales initiales,
— aux hospitalisations ;
— à la rééducation par kinésithérapie et balnéothapie,
— à la nécessité d’une prise en charge psychologique et psychiatrique,
— au vécu douloureux, moral et psychologique.
Si l’indemnisation qui en a découlé a donc pris en compte les souffrances liées aux lésions consécutives à la multiplicité des plaies par arme blanche présentes sur le corps de la victime, il ne peut être considéré, sans précision sur ce point par le docteur [J], que le vécu douloureux, moral et psychologique qu’il rapporte, englobe aussi la sensation particulière éprouvée par Mme [E] d’une fin prochaine.
Cette dernière a particulièrement décrit ce sentiment à l’expert [B] en ces termes : j’ai reçu 14 coups de couteau, ma collègue en avait reçu un.. le patient était caché dans le hall, il m’a attrapé par le bras, et je croyais qu’il allait me tuer… c’était atroce, il y avait du sang partout et je me suis rendue compte de tout, c’était interminable… je n’arrêtais pas de dire que j’allais mourir, c’était un carnage…. Le docteur [B] ajoute que Mme [E] dit qu’elle a pensé mourir parce que les pompiers ont mis du temps à arriver.
La cour, infirmant le jugement, alloue de ce chef une somme de 10 000 euros. »
Madame E était donc indemnisée par la Cour d’Appel de RENNES à hauteur de 50.000 € pour les souffrances par elle endurées, ainsi que par la somme de 10.000 € en réparation de son préjudice d’angoisse et de sensation de mort imminente, qui n’avait pas été réparé au titre des souffrances endurées.
La Compagnie D’assurance AXA formait pourvoi en Cassation.
L’assureur soutenait que ce poste de préjudice ne pouvait être réparé de manière spécifique qu’en cas de décès de la victime et non en cas de survie.
Mais la Cour de cassation a rejeté le pourvoi de l’assureur :
« À compter de la survenance du fait dommageable, la victime d’une atteinte corporelle ou d’une menace d’atteinte corporelle suffisamment graves pour qu’elle envisage légitimement l’imminence de sa propre mort, subit un préjudice spécifique.
Dans le cas où la victime a survécu, ce préjudice se réalise dès qu’elle a conscience de la gravité de sa situation et tant qu’elle n’est pas en mesure d’envisager raisonnablement qu’elle pourrait survivre.
Ce préjudice d’angoisse de mort imminente en cas de survie se rattache au poste des souffrances endurées, qui indemnise toutes les souffrances physiques et psychiques, quelles que soient leur nature et leur intensité, ainsi que les troubles associés qu’endure la victime à compter du fait dommageable et jusqu’à la consolidation de son état de santé.
Cependant, son indemnisation par un poste de préjudice autonome ne peut donner lieu à cassation que si ce préjudice a été indemnisé deux fois, en violation du principe de la réparation intégrale sans perte ni profit pour la victime.
L’arrêt retient que l’indemnisation des souffrances endurées par Mme [E], quantifiées à 4/7 par l’expert, a pris en compte celles qui étaient liées aux lésions consécutives à la multiplicité des plaies par arme blanche qu’elle a présentées, mais qu’il ne peut être considéré, sans précision sur ce point donnée par l’expert, que le vécu douloureux, moral et psychologique qu’il rapporte, englobe aussi la sensation particulière éprouvée par Mme [E] de sa fin prochaine.
En l’état de ces constatations et énonciations, c’est sans encourir le grief du moyen que la cour d’appel a statué comme elle l’a fait. »
Bien qu’aux termes d’un arrêt rendu le 27 octobre 2022, la Cour de cassation ait déjà eu à accorder une réparation au titre de ce préjudice, en cas de survie de la victime, l’arrêt rendu le 11 juillet 2024, apporte une définition précise et spécifique du préjudice d’angoisse et de sensation de mort imminente en cas de survie de la victime.
Ce préjudice spécifique « se réalise dès qu’elle a conscience de la gravité de sa situation et tant qu’elle n’est pas en mesure d’envisager raisonnablement qu’elle pourrait survivre ».
Mais en outre, la Haute Juridiction confirme que ce préjudice a vocation à exister en cas d’atteinte corporelle, mais également en cas de « menace d’atteinte corporelle ».
Enfin, si la Cour de cassation confirme que ce poste de préjudice vient s’indemniser au titre des souffrances endurées, elle rappelle malgré tout le principe de réparation intégrale de la victime, sans perte ni profit, et la possibilité qui lui est ouverte d’obtenir une indemnisation complémentaire si les souffrances endurées décrites par l’expert n’englobent pas le sentiment d’angoisse engendré par sa fin prochaine.
Cass. 2e civ., 11 juill. 2024, n° 23-10.068,