Harcèlement moral : un délai de 5 ans pour contester un licenciement, un défi pour les employeurs (Cass. soc., 9 octobre 2024, n° 23-11360 F-B)

L’arrêt du 9 octobre 2024 rendu par la chambre sociale de la Cour de cassation marque un tournant décisif dans le contentieux des licenciements pour harcèlement moral.

 

La Haute Juridiction accorde désormais aux salariés un délai de 5 ans pour contester leur licenciement fondé sur des faits de harcèlement moral.

 

  • Rappel des faits à l’origine du litige

 

Un salarié avait été licencié pour « insubordination et comportement agressif », mais estimait avoir en réalité été écarté en raison de la dénonciation des faits de harcèlement moral.

C’est dans ce contexte qu’il a contesté la rupture de son contrat pour ce motif et a engagé une action prud’homale au-delà du délai de 12 mois de droit commun.

La cour d’appel a rejeté sa demande comme étant prescrite, estimant que le motif principal du licenciement n’était pas lié au harcèlement moral.

 

  • Néanmoins, la Cour de cassation ne partage pas la position de la Cour d’appel…

 

La Cour de cassation a infirmé cette décision en rappelant deux principes cruciaux, à savoir :

 

  1. Prescription de droit commun : La Cour de cassation affirme que, contrairement aux actions classiques en matière de licenciement soumises à un délai de prescription de 12 mois (article L. 1471-1 du Code du travail), les actions visant à contester un licenciement en raison de la dénonciation de harcèlement moral sont régies par la prescription de droit commun de 5 ans en application de l’article 2224 du Code civil. Il apparait donc, que ce principe s’inscrit dans la logique de protection accrue des droits des salariés victimes de harcèlement moral, en leur permettant de saisir le Conseil de prud’hommes sur une période plus longue ;

 

  1. Protection des droits fondamentaux des salariés : La Cour de cassation précise également que le salarié qui dénonce des faits de harcèlement moral bénéficie d’une protection spécifique contre toute forme de sanction, de licenciement ou de discrimination. En effet, l’article L. 1152-2 du Code du travail interdit formellement toute mesure disciplinaire à l’encontre d’un salarié qui aurait subi ou refusé de subir du harcèlement moral, ou encore qui aurait témoigné de tels faits. Il s’agit là de consacrer un principe visant à garantir le respect des droits fondamentaux des salariés dans le cadre de l’exécution de leur prestation travail.

 

  • La Cour de cassation réaffirme sa solution du 4 septembre 2024

 

La Cour de cassation confirme sa position récente relative à la prescription applicable à l’action en nullité du licenciement pour harcèlement moral.

 

Aux termes d’un arrêt du 4 septembre 2024 n°22-22860 FS-B, la chambre sociale s’était déjà prononcée sur le délai de prescription applicable à l’action en nullité du licenciement pour harcèlement moral.

 

Dans cette affaire, la question posée à la Cour de cassation était de savoir si l’action en nullité devait être soumise à la prescription de 12 mois relative à la rupture du contrat de travail, comme l’avait estimé la cour d’appel, ou bien au délai de prescription de droit commun de 5 ans, comme le sollicitait le salarié.

 

A ce titre, la Haute juridiction rappelle que l’article L. 1471-1 du Code du travail, qui fixe à 12 mois le délai pour contester la rupture du contrat de travail, exclut expressément l’application de ce délai lorsque l’action repose sur un harcèlement moral.

 

En conséquence, en matière de harcèlement moral, c’est le délai de prescription de droit commun de 5 ans, prévu par l’article 2224 du Code civil, qui s’applique.

 

La Cour de cassation a donc censuré la décision de la cour d’appel et jugé que l’action en nullité du licenciement était bien soumise à la prescription quinquennale.

 

Cette décision marque un tournant important, notamment s’agissant de l’action en nullité du licenciement fondée sur des faits de harcèlement moral, qui bénéficie désormais d’un délai de prescription de 5 ans, ce qui pourrait être perçu comme une surprotection des salariés dans l’exercice de leurs droits.

A contrario, les employeurs seraient susceptibles d’être exposés à des risques importants, dans la mesure où la contestation du licenciement pourrait être engagée au-delà du délai légal prévu par l’article L. 1471-1 du Code du travail.

 

  • Vers une insécurité juridique pour l’employeur ?

 

Pour les employeurs, cet arrêt nécessite la plus grande prudence, dès lors que les contestations potentielles fondées sur des faits de harcèlement moral ne sont plus encadrées par l’application de l’article L. 1471-1 du Code du travail.

 

Rappelons qu’en date du 2 décembre 2023 – dans le cadre d’une interview -, le ministre de l’Economie, Bruno Le Maire, indiquait :

 

« Il faut des mesures drastiques de simplification pour les entreprises[…] Les TPE comme les PME, ETI ou grands groupes n’en peuvent plus de la paperasse et de la lourdeur des procédures. […] Aujourd’hui, lorsque vous licenciez une personne, un recours contre l’entreprise reste possible pendant 12 mois. Il est important que les salariés puissent être protégés, mais ce délai est trop long.

 

[…]

 

 Dans tous les autres pays développés, c’est deux mois. Cela me semble un bon délai ».

 

Ainsi, le ministre de l’Economie proposait de reformer le délai accordé aux salariés pour contester un licenciement, passant de 12 mois à 2 mois. Cette proposition reposait sur la volonté du gouvernement de rendre la justice plus rapide et plus accessible.

 

En réduisant le délai de contestation, le gouvernement souhaitait éviter les procédures prolongées qui, selon lui, créaient une incertitude juridique pour les employeurs et généraient des coûts pour les salariés.

 

Contrairement à la position du gouvernement, la Cour de cassation, par ses arrêts du 4 septembre et 9 octobre 2024, accorde finalement un délai « dérogatoire » pour contester un licenciement fondé sur des faits de harcèlement moral.

 

Or, il convient de préciser que la majorité des contestations des licenciements sont désormais fondés sur des prétendus faits de harcèlement moral, mécanisme qui permet d’échapper au « barème Macron », qui plafonne les indemnités de licenciement en fonction de l’ancienneté, et donc de prétendre à une meilleure indemnisation.

 

 

  • Des répercussions importantes pour les employeurs

 

Bien que la Cour de cassation cherche à renforcer la protection des salariés dénonçant ou victime de faits de harcèlement moral, cette décision impose néanmoins des contraintes notables aux employeurs, à savoir :

 

  • une gestion des contentieux plus complexe : les employeurs devront désormais conserver et archiver des documents bien au-delà des délais habituels, ce qui rend la gestion des contentieux plus difficile notamment en matière probatoire ;

 

  • la multiplication des contentieux opportunistes : l’allongement du délai de prescription pourrait inciter à des contestations tardives, parfois opportunistes, où des accusations de harcèlement moral seraient soulevées rétroactivement, même en l’absence d’éléments concrets et ce afin d’échapper à la prescription de droit commun ;

 

  • un risque financier : le salarié pourrait solliciter sa réintégration, ce qui pourrait entraîner des conséquences financières considérables au titre du rappel de salaire qu’il serait susceptible de formuler sur plusieurs années.

Sans oublier un encombrement judiciaire notable avec un accroissement mathématique assuré du nombre de contentieux à venir.

Il pourrait être utile, devant toutes ces conséquences qui ne peuvent être écartées d’un revers de main, que soit mis en place une commission d’admission des saisines tardives, comme cela existe pour la Cour de cassation en cas de pourvoi, laquelle pourrait décider, à l’analyse préalable du dossier, si le harcèlement est suffisamment constitué pour permettre au dossier d’être bel et bien plaidé ou s’il est nécessaire d’écarter la saisine comme précisément tardive et injustifiée.

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