« Ambiance » à la Cour d’appel de Paris
5 mars 2025
« Ambiance » à la Cour d’appel de Paris (CA Paris, 26 novembre 2024, n°21/10408)
Comme nous avions déjà pu le souligner dans l’un de nos précédents articles, la Direction de l’information légale et administrative se fait désormais forte de relayer, comme acquises en droit positif, des décisions inédites (et dont la portée serait donc pourtant à analyser avec la modération/mesure qui s’impose en pareil cas) émanant soit de la chambre sociale de la Cour de cassation, soit de juridictions du fond ; comme celle ici commentée, rendue par la Cour d’appel de Paris le 26 novembre 2024.
Une salariée, occupant un poste d’ingénieure études et développement, avait contesté son licenciement pour « cause réelle et sérieuse » (comprenez « insuffisance professionnelle »), invoquant, à cette occasion, avoir subi un harcèlement discriminatoire.
Elle reprochait ainsi à ses collègues masculins d’avoir, à l’occasion d’un concours interne, surnommé le binôme qu’elle formait avec une autre salariée « équipe Tampax », moquerie ayant persisté malgré ses plaintes auprès de son manager.
Et elle entendait également dénoncer un harcèlement « d’ambiance », illustré par des échanges de courriels entre collègues masculins, travaillant dans le même « open space » qu’elle, contenant des photographies de femmes partiellement dénudées ou dans des attitudes suggestives, assorties de commentaires inappropriés ; précisant que plusieurs salariées avaient exprimé leur malaise face à ces agissements, qualifiés par la salariée de « relâchement de nature à mettre mal à l’aise l’ensemble des femmes ».
Le tout pour solliciter la nullité de son licenciement (et le versement de l’indemnité afférente), outre l’allocation de dommages et intérêts à divers titres (et notamment à celui du manquement de l’employeur à son obligation de sécurité).
Déboutée de l’ensemble de ses demandes par le Conseil de prud’hommes, la salariée avait donc interjeté appel du jugement rendu par celui-ci.
Pour se prononcer, les juges parisiens se sont appuyés :
- D’une part, sur l’article L.1142-2-1 du Code du travail, lequel prohibe, pour mémoire, tout agissement sexiste, « défini comme tout comportement lié au sexe d’une personne, ayant pour effet de porter atteinte à sa dignité ou de créer un environnement intimidant, hostile, dégradant, humiliant ou offensant» ;
- D’autre part, sur l’article 1erde la loi 2008-496 du 27 mai 2008 selon lequel la discrimination inclut notamment « tout agissement à connotation sexuelle subi par une personne et ayant pour objet ou pour effet de porter atteinte à sa dignité ou de créer un environnement intimidant hostile, dégradant, humiliant ou offensant ».
Il est, à titre liminaire, à noter que la Cour d’appel ne s’est placée sur le terrain de l’article L.1153-1 du Code du travail, selon lequel « aucun salarié ne doit subir des faits de harcèlement sexuel constitué par des propos ou comportements à connotation sexuelle ou sexiste répétés qui soit portent atteinte à sa dignité en raison de leur caractère dégradant ou humiliant, soit créent à son encontre une situation intimidante, hostile ou offensante », dans la mesure où elle était saisie de faits datant de 2018, époque à laquelle ledit article ne prévoyait pas encore que des agissements sexistes puissent être qualifiés de « harcèlement sexuel ».
Et elle a donc visé la loi de 2008, laquelle permettait de reconnaitre un harcèlement même en présence d’un seul agissement « problématique », tandis que l’article L.1153-1 susvisé exige, lui, une répétition des comportements ou propos à connotation sexuelle. Etant néanmoins précisé que le régime probatoire afférent est similaire :
- La (supposée) victime doit établir des faits laissant supposer l’existence d’un harcèlement ou d’une discrimination (articles L.1134-1 et L.1154-1) ;
- Et il appartient ensuite à l’employeur d’apporter des éléments permettant de justifier que « sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à» toute discrimination/tout harcèlement.
Et pour en venir maintenant au fond, selon la Cour d’appel, la salariée, bien que n’étant pas visée directement par les échanges à teneur sexuelle et sexiste, ne pouvait, du fait de la configuration du lieu de travail en « open space » (impliquant donc une proximité matérielle des postes de travail), « s’abstraire de son environnement et ignorer les images à caractère sexuel et les propos sexistes échangés portant atteinte à sa dignité de femme – cette situation ayant eu pour conséquence une dégradation de ses conditions de travail et une altération de son état de santé ».
De sorte qu’était effectivement établie, l’existence de propos et d’agissements sexistes caractérisant un harcèlement d’ambiance à caractère sexuel, créant un environnement « hostile, dégradant, humiliant et offensant », et ayant la particularité de :
- ne pas viser une « cible » de façon directe et individuelle ;
- émaner d’un groupe d’individus au sein d’une communauté de travail.
Cette « notion » de harcèlement d’ambiance à caractère sexuel, si elle n’a jamais encore été utilisée par la chambre sociale de la Cour de cassation, a déjà pu être retenue par certains juges du fond, et notamment :
- la Cour d’appel d’Orléans (CA Orléans, 7 février 2017, n°15/02566), au motif de provocations et blagues obscènes ou vulgaires devenues insupportables pour la salariée, sans qu’elle ne soit directement visée ;
- la Cour d’appel d’Agen (CA Agen, 13 décembre 2022, n°21/00653), constatant l’existence d’une « culture d’entreprise » à laquelle les salariés se sentaient contraints d’adhérer pour être intégrés et passant par la participation aux discussions d’un groupe « WhatsApp » sur lequel étaient notamment diffusées des vidéos pornographiques.
Après que la salariée a donc établi des faits laissant supposer l’existence d’un harcèlement sexuel d’ambiance (de surcroit de nature discriminatoire), il appartenait donc à l’employeur de satisfaire à sa charge probatoire propre, ce à quoi il a manifestement failli, le tableau présenté à la Cour d’appel étant (très) peu « reluisant » :
- Les agissements dénoncés par la salariée avaient été remontés à l’employeur, à plusieurs reprises, sans qu’ils aient fait l’objet d’investigations dans le cadre de l’enquête interne que ce dernier avait menée (et qui avait conclu à l’absence de comportement « misogyne » de la part du manager) ; ce qui a amené le juge d’appel à considérer que ladite enquête présentait des carences et manquait de rigueur dans la méthodologie.
- L’employeur s’était également abstenu de faire usage de sa charte informatique pour contrôler les messages échangés par le groupe de salariés masculins, et ce malgré les plaintes des salariées.
- Il ne démontrait pas non plus avoir tiré les conséquences de son enquête, ni avoir procédé aux démarches adéquates auprès de la médecine du travail, à laquelle la salariée avait donc dû recourir par elle-même.
- Aucun référent en matière de lutte contre le harcèlement sexuel et les agissements sexistes n’avait été désigné au sein de l’entreprise, en violation des dispositions de l’article L 1153-5-1 du Code du travail donc.
A ce dernier égard, il doit être souligné que cette circonstance a, au surplus, valu à l’employeur une condamnation au titre de son manquement à son obligation de sécurité ; ce qui n’avait encore, à notre connaissance, jamais été encore jugé de la sorte.
Et c’est ainsi que la Cour d’appel de Paris a fait droit à la demande de la salariée tendant à voir son licenciement annulé, après avoir écarté toute mauvaise foi de cette dernière dans sa dénonciation de faits de harcèlement discriminatoire (à laquelle l’employeur avait fait référence dans la lettre de licenciement…).
Si cette décision ne doit pas faire « trembler » l’employeur outre mesure eu égard à son caractère (en l’état, à tout le moins) isolé et aux circonstances particulières évoquées supra s’agissant des carences probatoires de l’entreprise concernée, elle appelle néanmoins les rappels et réflexions suivantes de notre part.
Il est acquis que :
- Ne peuvent, au prétexte d’une ambiance de travail qui se voudrait détendue, voire familière, être tolérés les propos « grivois », voire salaces, les blagues foncièrement sexistes, les comportements suggestifs ou encore le harcèlement sexuel en tant que tel ;
- Pèse sur l’employeur l’obligation de justifier de ce qu’il a pris les mesures nécessaires en vue de prévenir le risque de harcèlement et d’agissements sexistes (instauration d’une politique de prévention par le biais d’une charte ou d’un « code de conduite », actions de sensibilisations et de formations des managers, désignation de référent harcèlement, enquête interne, etc). De même qu’il doit, le cas échéant, faire cesser les situations susceptibles de relever d’une telle qualification en sanctionnant d’éventuelles dérives.
Néanmoins, il est une chose de désigner de la sorte l’employeur comme responsable « absolu » de la qualité du climat de travail dans l’entreprise, mais il en est une autre d’accommoder cette désignation de la position qu’a pu retenir la Cour de cassation dans son arrêt du 25 septembre 2024 (Cass. Soc. 25 septembre 2024, n°23-11.860), que nous avions précédemment commenté.
En effet, et pour mémoire, ladite Cour avait, à cette occasion, jugé nul le licenciement d’un salarié ayant tenu des propos ouvertement sexistes sur sa messagerie professionnelle, au motif que les conversations litigieuses relevaient de sa vie privée.
Comment est-il donc attendu de l’employeur qu’il agisse lorsque les collègues de travail de sexe féminin dudit salarié – bien au fait de sa « considération » à leur sujet – le verront réintégrer l’entreprise (après avoir vu son compte bancaire crédité d’une généreuse indemnité) et s’assoir à leurs côtés dans l’open space ? Lorsque l’on sait pertinemment, et elles le sauront aussi, qu’il ne manquera de poursuivre, encore plus sereinement qu’auparavant, ses conversations « privées ».
L’employeur pourra-t-il alors, pour éviter de se voir reprocher l’existence d’un harcèlement d’ambiance à caractère sexuel, envisager de licencier ce salarié pour « trouble objectif » au sein de l’entreprise ? Puisque l’on ne doute pas qu’en pareilles circonstances – d’autant moins au regard de la position adoptée par la Cour d’appel de Paris- que le trouble (et le risque associé pour l’employeur) puisse être grand…