Communications dénigrantes entre collègues : Nouvelles précisions de la Chambre sociale
5 février 2025
Par Arrêt en date du 11 décembre 2024 (Cass. soc., n° 23-20.716), la Chambre Sociale de la Cour de cassation a apporté un éclairage complémentaire intéressant concernant les limites à la liberté d’expression des salariés et l’utilisation des outils professionnels.
Les faits à l’origine du contentieux étaient assez navrants : un salarié, recruté en qualité de Business Unit Manager, investi en sus par la suite des missions de « conseiller du Président », avait été licencié 6 ans plus tard en raison de son refus de collaborer avec la direction, mais également en raison des propos critiques et dénigrants visant la société et ses dirigeants tenus lors d’échanges électroniques et SMS envoyés au moyen de son téléphone portable professionnel.
Au terme de la procédure disciplinaire mise en œuvre, l’employeur avait retenu la qualification de faute lourde, estimant notamment que les SMS litigieux étaient en rapport avec l’activité professionnelle et excédaient les limites de la liberté d’expression.
Le salarié avait contesté son licenciement, plaidant notamment que les échanges privés avec ses collègues et anciens collègues constituaient des échanges privés n’ayant pas vocation à être diffusés et ne pouvant donc donner lieu à sanction.
Les premiers juges avaient rejeté une telle analyse, mais disqualifié la faute lourde au profit d’une faute grave, l’intention de nuire n’étant pas caractérisée.
Faisant valoir le caractère privé des conversations tenues via SMS avec ses collègues et anciens collègues, mais également la liberté d’expression lui étant reconnue par l’article L.1121-1 du code du travail et 10§1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et libertés fondamentales, le salarié s’était pourvu en cassation.
Par Arrêt du 11 décembre 2024, publié au bulletin, la Chambre Sociale de la Cour de Cassation a rejeté le pourvoi du salarié.
Si, comme elle en a malheureusement pris l’habitude, la haute Cour écarte certaines branches du moyen, considérant que les arguments présentés ne méritaient pas de réponse spécialement motivée, elle prend toutefois la peine de réaffirmer sa jurisprudence sur 2 aspects majeurs :
- La liberté d’expression reconnue au salarié par l’article L1121-2 du code du travail ne fait pas obstacle à la sanction des abus de cette dernière résultant de propos injurieux, diffamatoires ou excessifs, peu important le caractère restreint de la diffusion de ces propos.
- Les messages adressés par un salarié à ses collègues, en poste ou ayant quitté l’entreprise, caractérisant un tel abus, bénéficient d’une présomption de caractère professionnel pour avoir été envoyés au moyen d’un téléphone professionnel et dont le contenu est en rapport avec son activité professionnelle.
Ces messages ne revêtent donc pas un caractère privé et peuvent être retenus au soutien d’une procédure disciplinaire, peu important que les échanges ne soient pas destinés à être rendus publics
Tant les praticiens du droit social que les acteurs du monde du travail salueront cet arrêt, s’inscrivant dans le sens de la jurisprudence de la Chambre sociale, mais également du développement de l’éthique interne des entités.
Au cas d’espèce, le caractère gravement insultant des SMS litigieux n’était pas contestable, le salarié ayant désigné un membre de la société sous une appellation dénigrante et ayant détourné l’EPD (entretien progrès développement) en indiquant à son collègue « on peut vraiment dire le PD » en évoquant le Directeur Général de la Société.
De tels propos étaient donc non seulement insultants, mais homophobes – ce que la Cour de cassation s’est abstenue de relever.
L’abus de la liberté d’expression et, partant, la faute étaient donc incontestablement caractérisés.
Cette décision rappelle en outre utilement la distinction jurisprudentielle entre la critique légitime – portant, par exemple, sur des conditions de travail – et l’attaque personnelle ou le dénigrement, constitutifs d’un abus de la liberté d’expression.
De façon plus prosaïque, la question était cependant celle de la faculté pour l’employeur de se prévaloir des messages litigieux, adressés d’un téléphone professionnel et dans le cadre d’un échange privé entre collègues, à l’appui d’une sanction disciplinaire.
Pour répondre positivement, la Cour de cassation rappelle un principe bien établi, lié tout d’abord au support des messages : les outils fournis par l’employeur – y compris les téléphones mobiles – sont présumés être utilisés à des fins professionnelles.
Sauf identification explicite comme « personnels », les SMS émis ou reçus sur ces appareils peuvent donc être consultés par l’employeur, opposés par ce dernier et produits en justice.
Ce principe, à présent acquis en jurisprudence, trouve son fondement dans la protection des intérêts de l’entreprise, qui se doit d’assurer un usage conforme des outils mis à disposition.
Mais la Cour souligne en outre l’importance du contenu des messages en relevant que ces SMS était directement liés à l’activité professionnelle du salarié. Les propos étaient en effet critiques à l’égard de la direction et incluaient des termes injurieux, notamment une déformation homophobe d’une appellation interne pour désigner un dirigeant.
Tant le support professionnel que l’objet des messages justifiaient donc que ces messages ne soient pas considérés comme privé.
Ce constat permet certainement d’expliquer la divergence d’analyse avec un arrêt précédemment rendu par la Chambre sociale au mois de septembre 2024, également publié qui concernait un Directeur Général, licencié pour avoir envoyé de sa messagerie professionnelle à l’un de ses subordonnés et à deux personnes extérieures à l’entreprise des courriels contenant des images et des liens à caractères sexuel.
La Cour avait alors considéré qu’il s’agissait d’une conversation de nature privée, dans un cadre strictement privé, sans rapport avec l’activité professionnelle et n’étant pas destinée à être rendue publique de sorte qu’elle n’était pas susceptible d’être sanctionnée.
( Cass Soc 25.09.2024 °23-11.860 FS-B )
Tant le support que le contenu des messages importent donc pour déterminer si ces derniers sont invocables à l’appui d’une sanction disciplinaire.
On retiendra enfin que, par cette décision, cette décision souligne l’ambiguïté liée à la polysémie du terme « privé », distinguant échanges « privés » au sens de « non professionnels » et échanges « privés » par opposition à « public » (au sens de dévolus à une communication restreinte).
Certains échanges bien que « privés » au sens de « non publics » ou destinés à une communication restreinte (SMS, messages whatsapp, mails …) demeurent donc « professionnels » en ce qu’ils sont échangés sur un support mis à disposition par l’employeur et ressortent d’échanges professionnels, et sont donc passibles de sanction.
L’Arrêt du 11 décembre 2024 invite en conséquence les acteurs de la relation de travail à se responsabiliser, et à rester vigilants et mesurés dans leurs propos lorsqu’ils utilisent un outil professionnel…. afin d’éviter des débats parfois épineux quant à la nature privée ou publique de la conversation.
Plus simplement, l’employeur (utilement conseillé … ) gagnera à clarifier les règles d’utilisation des outils professionnels mis à la disposition de ses salariés.
Ainsi, une charte informatique ou un règlement intérieur précis quant à l’usage des téléphones professionnels limiteront opportunément les ambiguïtés, et contribueront à prévenir certains dérapages.
Belle année à tous !