Evolution législative et jurisprudentielle pour les « Dark stores » et les « Dark kitchens »
31 mai 2023
– Conseil d’État – 6ème et 5ème chambres réunies – 23 mars 2023 – n° 468360 ;
– Arrêté n°TREL2233598A du 22 mars 2023 modifiant la définition des sous-destinations des constructions pouvant être réglementées dans les plans locaux d’urbanisme ou les documents en tenant lieu ;
– Décret n° 2023-195 du 22 mars 2023.
A la fin du mois de mars 2023, le Conseil d’Etat et le pouvoir réglementaire ont mis fin à un flou juridique entourant les activités de « Dark stores » et « Dark kitchens » apparues dans les centres urbains à la suite de l’épidémie de Covid 19 : ces activités, sans présence des consommateurs, sont désormais classées dans des destinations et sous-destinations des constructions non commerciales pouvant être réglementées par les plans locaux d’urbanisme.
Après avoir fait leur apparition dans les années 2010 aux Etats- Unis, les activités de « Dark stores » et « Dark kitchens » ont connu une expansion fulgurante en France à la suite de la pandémie de Covid 19 qui a bouleversé les modes de consommation.
Les Dark Stores et Dark Kitchens reposent sur un concept commun : la préparation de commandes (de produits prêts à être livrés pour les Dark Stores et de plats cuisinés pour les Dark Kitchens) passées par le consommateur qui ne se déplace pas les retirer mais qui lui sont directement livrées, et très souvent par des livreurs en deux roues.
Autrement dit, les sociétés qui exploitent ces deux activités ne reçoivent pas leur clientèle dans leurs locaux, lesquels ne sont qu’un espace de stockage pour les Dark Stores ou un laboratoire de cuisine pour les Dark Kitchens.
Face à l’émergence de ces nouvelles activités au sein de la capitale française et aux controverses qu’elles ont suscitées, la Mairie de Paris s’est saisie de la question de l’autorisation de l’une de ces activités : en juin 2022, elle a mis en demeure deux entreprises du secteur, les sociétés Frichti et Gorillas, de restituer dans leur état d’origine neuf locaux qu’elles occupaient en rez-de-chaussée des immeubles pour leur activité de Dark Stores.
La Mairie de Paris considérait d’une part que l’activité de Dark Stores constituait un changement de destination des locaux préalablement exploités en qualité de « commerce et activités de service » au sens de l’article R. 151-27 du code de l’urbanisme dans la mesure où les sociétés ne faisaient que stocker les produits en attente de livraison, et ce alors même que le plan local d’urbanisme (PLU) de la ville de Paris prévoit que « la transformation en entrepôt de locaux existants en rez-de-chaussée est interdite ».
Par conséquent, la Mairie de Paris reprochait aux sociétés l’absence de dépôt de déclaration préalable de changement de destination des biens immobiliers dans lesquels étaient exploités l’activité de Dark Stores.
Les deux sociétés ayant contesté ces décisions et obtenu leur annulation par le Tribunal administratif, le Conseil d’Etat a été saisi par la Mairie de Paris pour trancher le débat quant à la destination du bien immobilier dans lequel se trouve une activité de Dark Stores entre les deux destinations et sous-destinations prévues par les articles R 151-27 et R 151-28 du Code de l’urbanisme : cette activité relève-t-elle :
(i) d’une destination de « commerce et activités de service » (sous-destinations : artisanat et commerce de détail, restauration, commerce de gros, activités de services où s’effectue l’accueil d’une clientèle, cinéma, hôtels, autres hébergements touristiques) ou
(ii) d’une destination « autres activités des secteurs secondaire ou tertiaire » (sous-destinations : industrie, entrepôt, bureau, centre de congrès et d’exposition) ?
Par un arrêt en date du 23 mars 2023, le Conseil d’Etat a retenu que l’activité de Dark Stores relevait de la destination « entrepôt » aux motifs que :
« Il ressort des pièces du dossier que les locaux occupés par la société Frichti et la société Gorillas Technologies France, qui étaient initialement des locaux utilisés par des commerces, sont désormais destinés à la réception et au stockage ponctuel de marchandises, afin de permettre une livraison rapide de clients par des livreurs à bicyclette. Ils ne constituent plus […] des locaux » destinés à la présentation et vente de bien directe à une clientèle » et, même si des points de retrait peuvent y être installés, ils doivent être considérés comme des entrepôts […]. L’occupation de ces locaux par les sociétés Frichti et Gorillas Technologies France pour y exercer les activités en cause constitue donc un changement de destination soumis […] à déclaration préalable. Dès lors, la ville de Paris était en droit d’exiger des sociétés requérantes le dépôt d’une déclaration préalable. »
« […] l’occupation des locaux par les sociétés Frichti et Gorillas […] a pour objet de permettre l’entreposage et le reconditionnement de produits non destinés à la vente aux particuliers dans ces locaux, ce qui correspond à une activité relevant de la destination » Entrepôt » ».
Il est intéressant de relever qu’un jour avant la décision du Conseil d’Etat (coïncidence ?), un arrêté ministériel du 22 mars 2023 a notamment défini la sous-destination d’Entrepôt : « La sous-destination “ entrepôt ” recouvre les constructions destinées à la logistique, au stockage ou à l’entreposage des biens sans surface de vente, les points permanents de livraison ou de livraison et de retrait d’achats au détail commandés par voie télématique […] ».
Ainsi, avec l’élargissement de la notion d’entrepôt, la loi et la jurisprudence ont donné un cadre juridique aux Dark Stores en les intégrant à la destination d’entrepôt, ce qui contraint par conséquent les bailleurs ou exploitants de fonds de commerce de ce type d’activité à déposer une déclaration de changement de destination des locaux.
L’absence de déclaration préalable au lancement d’activité d’un Dark Stores constituera une infraction que les maires pourront relever pour enjoindre aux exploitants de restituer leur destination d’origine (le plus souvent celle de commerce) aux locaux sous astreinte, étant précisé que certains PLU (comme celui de Paris) interdisent la transformation de locaux commerciaux en entrepôts.
Concernant les Dark Kitchens, l’analyse menée pour les Dark Stores et le raisonnement du Conseil d’Etat pour les intégrer à la sous-destination d’entrepôt n’ont pas été nécessaires.
L’arrêté ministériel du 22 mars 2023 précité a créé une sous-destination dans la destination « autres activités des secteurs secondaire ou tertiaire » (qui devient « autres activités des secteurs primaire, secondaire ou tertiaire ») spécialement pour les Dark Kitchens et différente de celle des entrepôts : la sous-destination « cuisine dédiée à la vente en ligne ».
L’arrêté précise que « La sous-destination “ cuisine dédiée à la vente en ligne ” recouvre les constructions destinées à la préparation de repas commandés par voie télématique. Ces commandes sont soit livrées au client soit récupérées sur place. ».
Ainsi, l’absence d’accueil de la clientèle permet de distinguer l’activité de Dark Kitchens, qui correspond à une activité de laboratoire de cuisine où seuls les plats sont préparés sans accès direct à la clientèle et livrés par un tiers, de l’activité de restauration qui, elle, est considérée comme commerciale.
En effet, selon l’arrêté ministériel du 22 mars 2023 précité, la sous-destination « restauration », quant à elle, « recouvre les constructions destinées à la restauration sur place ou à emporter avec accueil d’une clientèle ».
Dès lors, les exploitants de Dark Kitchens devront, tout comme les exploitants de Dark Stores, déposer au préalable une déclaration de changement de destination des locaux s’ils étaient auparavant affectés à un usage commercial.
Etant précisé qu’à Paris, contrairement aux Dark Stores, les Dark Kitchens ne sont ainsi pas visées par l’interdiction faite par le PLU de transformer la destination de locaux commerciaux en entrepôts, dans la mesure où elles relèvent d’une sous-destination autonome, sauf à ce qu’une évolution du PLU prenne acte de la création de cette nouvelle catégorie qui entrera en vigueur à compter du 1er juillet 2023 …
Par conséquent, la création d’une sous-destination pour les immeubles accueillant les Dark Kitchens et la catégorisation des Dark Stores dans la sous-destination des entrepôts (qui classent ces deux activités dans des destinations non commerciales) auront nécessairement à l’avenir un impact sur les baux commerciaux et les fonds de commerce exploités pour ces activités du fait des contraintes d’établissement qui peuvent être dictées par les PLU de chaque localité.