Imposer un déplacement temporaire à un salarié protégé : quelle marge de manœuvre pour l’employeur ? (Cass. Soc., 11 septembre 2024, n°23-14.627)
4 décembre 2024
Face aux défis d’organisation auxquels les entreprises sont confrontées, les employeurs peuvent être amenés à demander à leurs salariés de se déplacer temporairement, parfois en dehors de leur secteur géographique habituel.
Cette situation devient toutefois plus complexe lorsqu’il s’agit d’un salarié protégé, bénéficiant d’une protection particulière contre les changements unilatéraux de ses conditions de travail. Comment alors gérer cette contrainte ? Quels sont les droits et les obligations de l’employeur ?
Découvrons, à la lumière de la jurisprudence récente, la meilleure manière d’aborder cette question.
- Salarié protégé : une protection spécifique, mais pas absolue?
Les salariés protégés jouissent d’une protection accrue contre les modifications de leurs conditions de travail. Alors qu’un salarié non protégé peut se voir imposer un changement de ses conditions de travail (mais pas de modifications de son contrat de travail), il en va différemment pour un salarié protégé.
En effet, toute modification du contrat de travail ou tout changement de ces conditions de travail, même lorsque cela répond à un besoin légitime de l’entreprise, nécessite en principe l’accord préalable du salarié protégé et ne peut lui être imposé[1], et ce quel qu’en soit le motif.
Dans ce cadre, l’employeur ne peut pas imposer de modifications de la rémunération ou de la qualification, pas plus qu’il ne peut changer les horaires ou le lieu de travail sans leur accord.
S’agissant du lieu de travail, l’employeur ne peut en principe imposer l’affectation d’un salarié protégé sans son accord sur un site très éloigné[2]. Chaque déplacement doit faire l’objet d’un accord.
La jurisprudence est d’ailleurs particulièrement restrictive puisque les clauses d’un contrat de travail ne peuvent prévaloir sur le statut protecteur des représentants du personnel. C’est notamment le cas des clauses de mobilité qui ne peuvent se substituer audit statut. Un représentant du personnel est donc en droit de refuser une mutation, même si la possibilité en a été prévue par son contrat de travail[3].
Compte tenu ce qui précède, l’employeur peut dès lors être confronté à des difficultés en cas de réorganisation géographique, voire de nécessité temporaire de déplacement.
Dans ce cas, l’employeur est-il totalement privé de moyens pour imposer une flexibilité géographique à un salarié protégé ? La réponse est nuancée.
Déjà par le passé, et dans certains cas, les juges ont pu considérer que des déplacements occasionnels, motivés par l’intérêt de l’entreprise et sans répercussions sur les conditions de travail du salarié, peuvent ne pas nécessiter son accord.
En effet, la Cour de cassation a pu juger, pour des salariés non protégés, qu’un déplacement occasionnel ne constitue pas nécessairement une modification du contrat de travail, si 3 critères sont satisfaits : la mission justifiant ce déplacement doit être motivée par l’intérêt de l’entreprise et justifiée par des circonstances exceptionnelles et le salarié doit être informé préalablement dans un délai raisonnable de son caractère temporaire et de sa durée prévisible[4]. A ce titre, les Hauts magistrats ont jugé qu’un délai de 13 jours constituait un délai raisonnable pour proposer un déplacement sur plusieurs semaines[5].
Cet arrêt ici commenté illustre donc cette jurisprudence relative aux déplacements occasionnels, s’agissant cette fois-ci des salariés protégés.
- Déplacement temporaire : quelles conditions pour que l’accord du salarié protégé ne soit pas nécessaire ?
En l’espèce, il s’agissait d’un salarié qui occupait les fonctions de Chef d’équipe et était titulaire d’un mandat de représentant du personnel.
Basé sur l’agence de Toulouse, il exerçait ses fonctions dans les ateliers ou sur les chantiers de la société.
Son contrat de travail prévoyait notamment que compte tenu de l’éloignement ou de l’organisation des chantiers de l’entreprise, il acceptait de partir en déplacement en contrepartie d’une indemnité de grand déplacement journalière.
Dans ce cadre, la société informait le salarié le 11 décembre 2018 qu’il allait être envoyé en grand déplacement sur l’agence basé à Angers à compter du 7 janvier 2019, et pour une durée de six semaines.
Par courrier du 13 février 2019, il prenait acte, à ce titre, de la rupture de son contrat de travail aux torts exclusifs de la société.
Ce dernier faisait valoir qu’aucune modification ni aucun changement de ses conditions de travail ne pouvait lui être imposé compte tenu de son mandat de représentant du personnel, indépendamment de la clause précitée dans son contrat de travail.
Les juges du fond vont rejeter sa demande et requalifier la prise d’acte en démission, estimant que le déplacement imposé constituait l’exécution normale de son contrat et non un changement de ses conditions de travail.
La Cour de cassation, qui valide la position de ces derniers, apporte des précisions utiles puisqu’elle tranche ici en faveur de l’employeur.
Pour se faire, cette dernière se fonde sur plusieurs critères, à savoir :
- Intérêt de l’entreprise : le déplacement doit être justifié par une nécessité professionnelle, comme une baisse d’activité ou un besoin ponctuel de renfort dans une autre agence.
- Caractère temporaire et limité : le déplacement ne doit pas dépasser quelques semaines et doit rester exceptionnel, afin de ne pas affecter la stabilité du salarié dans son lieu de travail habituel.
- Délai de prévenance : le salarié doit être informé suffisamment à l’avance pour organiser sa vie personnelle. En l’espèce, le délai de trois semaines, laissé au salarié, a été jugé raisonnable.
- Absence d’impact significatif sur le mandat : l’employeur doit pouvoir démontrer que le déplacement temporaire ne compromet pas l’exercice des fonctions représentatives du salarié.
Au surplus, les juges du fond reprochaient ici au salarié de ne pas démontrer en quoi un tel déplacement temporaire aurait entravé son mandat de représentant du personnel ou porté une atteinte excessive à ses impératifs personnels.
Ainsi, la Chambre sociale a considéré que le déplacement temporaire du salarié, en dehors de son secteur d’activité, demeurait exceptionnel et pouvait être imposé à un salarié protégé, sans qu’il s’agisse d’une modification du contrat de travail, de sorte que son accord malgré son statut de salarié protégé n’était pas nécessaire.
- Application pratique : comment l’employeur peut s’assurer de la légitimité du déplacement
Afin de réduire le risque de contestation, l’employeur doit toutefois formaliser les raisons du déplacement et respecter les critères définis par la jurisprudence.
Voici dès lors quelques étapes pratiques pour encadrer la procédure :
- Justifier le besoin : assurez-vous que le déplacement soit indispensable pour les activités de l’entreprise et qu’il ne soit pas possible de le réaliser sans le concours du salarié concerné.
- Informer en avance : envoyez une notification écrite, précisant les détails du déplacement, sa durée, ses objectifs, et les indemnités prévues le cas échéant.
- Vérifier la compatibilité avec le mandat : assurez-vous que le salarié puisse continuer à exercer son mandat de représentation, en l’absence d’un impact majeur sur ses responsabilités.
- Prévoir un accompagnement : si possible, proposez des compensations ou des mesures d’accompagnement pour faciliter la transition.
- Ce qu’il faut retenir : entre obligation de flexibilité et respect du statut protecteur
Cet arrêt marque un assouplissement du cadre rigide souvent appliqué aux salariés protégés.
Il démontre qu’en respectant des critères précis, l’employeur peut imposer un déplacement temporaire sans l’accord du salarié protégé. Ce type de déplacement n’est donc plus systématiquement synonyme de modification contractuelle, et l’employeur peut envisager une flexibilité raisonnée, pourvu que celle-ci soit temporaire et encadrée.
En clair, un déplacement exceptionnel et temporaire, répondant aux intérêts de l’entreprise et sans impact sur le mandat, peut être imposé, mais toute décision doit être justifiée pour éviter des risques de contentieux.
Même si, jusqu’à présent, la Cour de cassation a toujours appliqué strictement le principe selon lequel le salarié protégé peut refuser tout changement de ses conditions de travail, cette décision peut être vue comme l’amorce d’une rupture avec sa position antérieure, ou à tout le moins, comme une précision sur ce droit au refus du salarié protégé.
Cela dit, la précaution reste le maître-mot : cette décision ne signifie pas pour autant que tout déplacement est acceptable sans l’aval du salarié.
En effet, les Hauts magistrats s’en sont ici remis au pouvoir souverain d’appréciation des juges du fond, de sorte que la nature des fonctions exercées par le salarié protégé, l’existence d’une clause dans le contrat de travail prévoyant des déplacements professionnels et le fait qu’il ait pris acte de la rupture de son contrat alors que le déplacement n’avait pas eu lieu, semblent avoir été des éléments déterminant dans la décision ainsi prise.
La solution pourrait dès lors varier si les éléments de contexte sont différents de ceux de l’espèce.
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En fin de compte, cet arrêt ouvre la porte à une flexibilité contrôlée, en permettant aux employeurs d’organiser ponctuellement leur activité, tout en assurant une certaine sécurité, d’une part en respectant les critères établis, et d’autre part en veillant à l’équilibre entre l’intérêt de l’entreprise et la protection des salariés.
Une décision pour le moins opportune quoi qu’il en soit !
Attention toutefois, cette décision – qui n’a fait l’objet d’aucune publication – doit être prise avec prudence et seul l’avenir nous dira s’il s’agit d’un véritable fléchissement de la position de la Cour de cassation.
En cas de doute, n’hésitez pas à nous consulter afin d’encadrer chaque étape du processus, de manière sécurisée.
[1] Cass. Soc., 30 juin 1993, n°89-45.479
[2] Cass. soc., 31 janv. 2012, n° 10-24.034
[3] Cass. soc., 28 janv. 1988, n° 85-43.400 Cass. crim., 26 nov. 1996, n° 94-86.016, n° 5099 F – P + F Cass. crim., 21 févr. 1989, n° 86-96.871
[4] Cass. soc., 3 février 2010 n°08-41.412
[5] Cass. soc., 15 mars 2006, n°04-47.368