Le scandale des avis d’aptitude avec réserves

Lorsqu’un salarié est déclaré apte à reprendre son poste par le médecin du travail, il n’est pas rare que cet avis d’aptitude soit accompagné de « réserves » dudit médecin, ce dernier formulant des préconisations dont l’employeur doit impérativement tenir compte dans le cadre de la réintégration du salarié concerné.

Il peut alors arriver que tenir compte de ces préconisations induise une modification du contrat de travail, dès lors qu’elles sont incompatibles avec la nature du poste occupé.

Et c’est ici que les choses se corsent, comme en témoigne l’arrêt rendu par la Cour de cassation le 24 mai 2023 (Cass. Soc. 24 mai 2023, n°21-23.941).

Dans cette affaire, le salarié, cadre dirigeant, exerçait des fonctions de Directeur marketing. A l’issue de deux examens médicaux, il s’était vu déclarer apte à son poste par le médecin du travail, mais seulement à mi-temps (2 ou 3 jours de travail par semaine) et avec une limitation du périmètre des responsabilités qui lui étaient confiées.

Ne pouvant à l’évidence pas s’arranger de ces réserves eu égard au niveau de responsabilité du salarié, l’employeur avait alors créé un poste de Chargé de mission marketing à temps partiel, lequel avait reçu la bénédiction du médecin du travail.

Le salarié ayant toutefois refusé ce poste, créé spécialement pour lui, notamment du fait qu’il impliquait (bien logiquement) une baisse de la moitié de sa rémunération, l’employeur – estimant probablement, et à juste titre, qu’il avait fourni tous les efforts qui pouvaient raisonnablement être attendus de lui – lui avait alors imposé la modification de son contrat de travail, arguant de son obligation de sécurité lui commandant de tenir compte des préconisations du médecin du travail.

Il avait, en parallèle, demandé à ce dernier un réexamen de la situation du salarié, à la suite duquel ledit médecin, après une étude de poste, avait finalement revu sa position et l’avait déclaré inapte à son poste de Directeur marketing et apte à un poste de Chargé de mission à mi-temps. Qui n’en demeurait pas moins, et toujours, en dehors des termes du contrat.

Le salarié avait finalement été licencié pour inaptitude et impossibilité de reclassement, après avoir, dans l’intervalle, sollicité la résiliation judiciaire de son contrat de travail, en soutenant que la modification de celui-ci, qui lui avait été imposée, caractérisait un manquement suffisamment grave de la part de son employeur pour justifier que soit prononcée la rupture du contrat aux torts exclusifs de ce dernier.

La Cour de cassation – faisant une stricte application de sa jurisprudence selon laquelle une baisse de la rémunération caractérise une modification du contrat de travail et doit donc recevoir l’assentiment du salarié – a validé le raisonnement retenu par la Cour d’appel et rejeté le pourvoi formé par l’employeur, sans prendre en considération l’impasse dans laquelle ce dernier avait été placé, outre sa manifeste bonne foi.

Et c’est ainsi que, considérant que la modification du contrat de travail justifiait sa résiliation judiciaire, et relevant que, dans la mesure où la décision de l’employeur reposait expressément sur la prise en compte de l’état de santé du salarié, elle était discriminatoire, il a été décidé que ladite résiliation produisait les effets d’un licenciement nul, ouvrant ainsi droit à une indemnité au moins égale à 6 mois de salaire telle que prévue par l’article L.1235-3-2 du Code du travail.

La chambre sociale avait déjà, par le passé, jugé que :

  • « la circonstance que les mesures d’aménagement préconisées entrainent une modification du contrat de travail du salarié n’implique pas, en elle-même, la formulation d’un avis d’inaptitude»[1] ;
  • une modification du contrat de travail, même consécutive à des préconisations émises par le médecin du travail, doit faire l’objet d’un accord exprès du salarié ; elle avait néanmoins considéré que la prise d’acte du salarié produisait alors les effets d’un licenciement abusif et non ceux d’un licenciement nul[2].

Par son arrêt du 24 mai 2023, la Cour de cassation conforte encore, et à l’extrême, la pratique des avis d’aptitude avec réserves, et partant, les pouvoirs du médecin du travail et les contraintes imposées à l’employeur.

Là où l’article L.4624-3 du Code du travail prévoit un pouvoir d’aménagement du poste par le médecin du travail, ladite Cour lui reconnait, elle, un pouvoir de modification du contrat de travail, ce qui vient, in fine, vider la notion d’inaptitude de tout son sens.

Pourtant, l’arrêté du 16 octobre 2017, pris en application de la réforme mise en place par la loi dite « Travail », avait pour objectif affiché d’« interdi[re] notamment les aptitudes avec réserves »[3], en fixant le contenu des 4 modèles d’attestations médicales.

Néanmoins, forts du soutien de la jurisprudence, certains médecins du travail – pour des raisons qui échappent bien souvent à l’employeur – affichent ouvertement, par le biais de leurs avis, leur souhait de conserver les salariés à leur poste quoi qu’il en coute (à l’employeur), en formulant des préconisations ubuesques, au mépris des contraintes opérationnelles des entreprises et de l’essence mêmes des postes occupés par les salariés. Et ce, parfois même sans avoir mené d’étude de poste au préalable, ni pris la peine d’échanger avec l’employeur…  et au mépris de l’inaptitude criante du salarié à son poste, qui devrait aboutir à un avis en ce sens.

Il est pourtant évident qu’un avis d’aptitude avec réserves peut, en pratique, rendre matériellement impossible la poursuite normale du contrat de travail ; il peut, à titre d’illustration, en aller ainsi dans les cas suivants :

  • Un manutentionnaire ne pouvant plus porter de charges lourdes ;
  • Une assistante pour laquelle la position assise se voit limiter à 2 heures par jour ;
  • Un conducteur de bus qui ne peut plus être affecté à la conduite ;
  • Un veilleur de nuit ne pouvant plus travailler selon des horaires de nuit ;

Et la voie est, à l’heure actuelle, très étroite pour l’employeur :

  • Il peut choisir la voie contentieuse et former un recours devant la juridiction prud’homale en application de l’article L.4624-7 du Code du travail afin d’obtenir, soit un maintien de l’avis d’aptitude mais avec une modification des préconisations du médecin du travail, soit la transformation de l’avis d’aptitude en avis d’inaptitude.

Cependant, certains conseillers prud’homaux n’ont parfois pas connaissance des pouvoirs qui leurs sont légalement conférés par l’article précité et d’autres soulèvent l’indisponibilité des médecins inspecteurs pour les aider dans leur tâche, ce qui aboutit alors à des ordonnances disant « n’y avoir lieu à référé », ou à des expertises renvoyées aux calendes grecques…

Ce qui renvoie à cette question qui nous semble à prendre en considération : l’impossibilité de faire travailler un salarié au poste contractuellement prévu ne caractérise-t-elle pas, à l’évidence, à tout le moins une inaptitude qui devrait être déclarée, et en tout état de cause une situation d’urgence eu égard à l’impasse dans laquelle elle place l’employeur ?

Étant au surplus relevé que lorsque le médecin du travail multiplie les avis d’aptitude avec réserves d’une durée limitée à 2 ou 3 mois chacun (oui, il le peut…), l’avis d’aptitude contesté arrive généralement à son terme avant même que le Conseil de prud’hommes ait pu rendre son ordonnance, de sorte que l’action intentée par l’employeur perd son objet, à charge pour ce dernier de saisir de nouveau la juridiction prud’homale pour contester l’avis identique qui succède…

  • Il peut également choisir la voie « amiable » et solliciter le médecin du travail pour lui expliquer les difficultés pratiques de mise en œuvre de son avis, comme l’avait fait l’employeur dans l’espèce ici commentée.

Néanmoins, encore faut-il que le médecin du travail soit enclin au dialogue et à revoir sa copie, ce à quoi certains se refusent.

Au final, dans l’impasse, l’employeur n’aura d’autre choix que de placer le salarié en dispense d’activité rémunérée, dans l’attente d’une nouvelle visite ou d’une acceptation par ce dernier d’une autre proposition de poste qui pourrait lui être faite selon les postes devenus disponibles/créés (étant entendu qu’une telle acceptation sera plus facilement obtenue si le salaire est maintenu, quand bien même le nouveau poste serait de qualification inférieure et/ou impliquerait un temps de travail réduit, ce qui n’est pas économiquement satisfaisant pour l’employeur…).

Il est donc aujourd’hui nécessaire que la pratique des avis d’aptitude avec réserves disparaisse, sous l’impulsion première médecins du travail, puis des conseillers prud’homaux qui useraient pleinement des pouvoirs dont ils disposent en la matière. A défaut, un texte de loi, urgent, serait nécessaire afin d’en terminer avec de telles situations. L’employeur doit cesser d’être pris en étau entre le respect de son obligation de sécurité et celui des stipulations contractuelles le liant au salarié.

[1] Cass. Soc. 24 mars 2021, n°19-16.558

[2] Cass. Soc. 29 mai 2013, n°12-14.754

[3] « Conditions de travail – Bilan 2018 » – Conseil d’orientation et des conditions de travail (DGT)

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