Les critères d’une rupture brutale d’une relation commerciale établie
29 novembre 2023
(Cour de cassation – Chambre commerciale – 18 octobre 2023 – n° 22-20.438)
La Haute Juridiction vient confirmer que le caractère brutal de la rupture d’une relation commerciale établie est analysé souverainement par les juges du fond selon différents critères, lesquels leur permettent de déterminer le délai de préavis qui aurait été nécessaire et le préjudice qui découle de cette brutalité.
Depuis le 1er avril 2023, la rupture brutale des relations commerciales établies, qui a fait l’objet de multiples réformes et appréciations jurisprudentielles, est désormais encadrée par l’article L. 442-1, II., du Code de commerce, qui prévoit notamment que :
« II. – Engage la responsabilité de son auteur et l’oblige à réparer le préjudice causé le fait, par toute personne exerçant des activités de production, de distribution ou de services de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, en l’absence d’un préavis écrit qui tienne compte notamment de la durée de la relation commerciale, en référence aux usages du commerce ou aux accords interprofessionnels.
En cas de litige entre les parties sur la durée du préavis, la responsabilité de l’auteur de la rupture ne peut être engagée du chef d’une durée insuffisante dès lors qu’il a respecté un préavis de dix-huit mois. »
Ainsi, afin de ne pas engager sa responsabilité pour rupture brutale des relations commerciales établies, la partie à l’initiative de cette rupture doit donner un préavis écrit à son cocontractant en tenant compte de la durée de la relation commerciale et des éventuels usages de la profession concernée.
Un plafond de verre a été institué par le législateur : la responsabilité de l’auteur de la rupture ne peut pas être engagée dès lors qu’un délai de 18 mois de préavis a été respecté.
Toutefois, la complexité de ce sujet réside tout d’abord dans la notion de « relation commerciale établie ».
La décision d’appel attaquée dans le cadre de l’arrêt rendu par la Chambre commerciale de la Cour de cassation le 18 octobre 2023 en donne une définition claire sous le visa de l’ancien texte applicable à la matière :
« La relation commerciale, pour être établie au sens de ces dispositions, doit présenter un caractère suivi, stable et habituel. Le critère de la stabilité s’entend de la stabilité prévisible, de sorte que la victime de la rupture devait pouvoir raisonnablement anticiper pour l’avenir une certaine continuité du flux d’affaires avec son partenaire commercial.
Le texte précité vise à sanctionner, non la rupture elle-même, mais sa brutalité caractérisée par l’absence de préavis écrit ou l’insuffisance de préavis.
Le délai de préavis doit s’entendre du temps nécessaire à l’entreprise délaissée pour se réorganiser en fonction de la durée, de la nature et des spécificités de la relation commerciale établie, du produit ou du service concerné. »
Ainsi, la sanction s’attache à la brutalité (qui n’est d’ailleurs pas définie par la loi) de la rupture faite sans préavis ou avec un préavis insuffisant lequel ne permet pas au cocontractant de s’organiser face à la rupture de la relation commerciale.
Une place prépondérante est par conséquent laissée à l’appréciation qu’ont les juges du fond des situations qui leur sont soumises pour juger d’une brutalité.
Plusieurs critères sont retenus par les juges du fond pour déterminer la durée de préavis nécessaire pour chaque cas d’espèce et constater l’éventuelle brutalité de la rupture d’une relation commerciale établie, parmi lesquels :
- La durée ou l’ancienneté des relations ;
- Le volume d’affaires et de la progression du chiffre d’affaires ;
- Les éventuels investissements spécifiques effectués et non amortis ;
- Les relations d’exclusivité et la spécificité des produits et services en cause ;
- Et enfin l’état de dépendance économique.
C’est notamment le cas dans l’arrêt rendu par la Chambre commerciale de la Cour de cassation le 18 octobre 2023.
Dans cette espèce, une société de conseil et une société d’affacturage ont conclu successivement deux contrats de conseil, d’une durée d’un an chacun. A la fin du second contrat, la société d’affacturage n’a pas souhaité confier un troisième contrat à son ancien cocontractant mais a décidé de missionner des sociétés concurrentes au sein desquelles intervenaient des personnes engagées par la première société.
La Cour de cassation confirme la décision prise par la Cour d’appel qui avait retenu que :
- L’exclusion expresse d’une reconduction tacite par les deux contrats à durée déterminée successifs n’est pas exclusive de l’existence d’une relation commerciale établie pour autant que le cocontractant ait pu légitimement s’attendre à la reconduction dont il a bénéficié au terme du premier renouvellement du contrat d’une année ;
- La relation commerciale établie est démontrée et il n’est pas contesté qu’elle a cessé à la simple expiration du second contrat, sans préavis ni avertissement d’aucune sorte alors que le dirigeant de la société s’enquérait des suites à donner à la mission.
Dès lors, pour retenir la durée du préavis dont la victime de la rupture brutale aurait dû bénéficier pour lui permettre de se réorganiser, les juges du fonds ont pris en compte : la durée de la relation entre les parties de 2 années, l’évolution des coûts et chiffres d’affaire sur cette période et leur importance dans le bilan de la société victime de la brutalité de la rupture.
En l’espèce, la société fautive a été condamnée à verser des dommages et intérêts à son ancien cocontractant sur une évaluation souveraine des juges, la Cour de cassation précisant que la Cour d’appel « n’avait pas à expliquer davantage la raison pour laquelle la durée de trois mois permettait au prestataire de retrouver des débouchés ».
Ainsi, même en présence d’un terme contractuellement défini dans le cadre de la relation commerciale, les parties à une relation commerciale établie doivent apprécier le délai nécessaire qu’il convient d’accorder à un cocontractant pour lui permettre de s’organiser si la fin de leur relation est envisagée par l’une des parties, et ce en fonction des critères propres à leur relation et aux usages de leur profession, avant que les juges du fonds n’y procèdent si un litige devait survenir.