Les critères d’une rupture brutale d’une relation commerciale établie

(Cour de cassation – Chambre commerciale – 18 octobre 2023 – n° 22-20.438)

La Haute Juridiction vient confirmer que le caractère brutal de la rupture d’une relation commerciale établie est analysé souverainement par les juges du fond selon différents critères, lesquels leur permettent de déterminer le délai de préavis qui aurait été nécessaire et le préjudice qui découle de cette brutalité.

Depuis le 1er avril 2023, la rupture brutale des relations commerciales établies, qui a fait l’objet de multiples réformes et appréciations jurisprudentielles, est désormais encadrée par l’article L. 442-1, II., du Code de commerce, qui prévoit notamment que :

« II. – Engage la responsabilité de son auteur et l’oblige à réparer le préjudice causé le fait, par toute personne exerçant des activités de production, de distribution ou de services de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, en l’absence d’un préavis écrit qui tienne compte notamment de la durée de la relation commerciale, en référence aux usages du commerce ou aux accords interprofessionnels.

En cas de litige entre les parties sur la durée du préavis, la responsabilité de l’auteur de la rupture ne peut être engagée du chef d’une durée insuffisante dès lors qu’il a respecté un préavis de dix-huit mois. »

Ainsi, afin de ne pas engager sa responsabilité pour rupture brutale des relations commerciales établies, la partie à l’initiative de cette rupture doit donner un préavis écrit à son cocontractant en tenant compte de la durée de la relation commerciale et des éventuels usages de la profession concernée.

Un plafond de verre a été institué par le législateur : la responsabilité de l’auteur de la rupture ne peut pas être engagée dès lors qu’un délai de 18 mois de préavis a été respecté.

Toutefois, la complexité de ce sujet réside tout d’abord dans la notion de « relation commerciale établie ».

La décision d’appel attaquée dans le cadre de l’arrêt rendu par la Chambre commerciale de la Cour de cassation le 18 octobre 2023 en donne une définition claire sous le visa de l’ancien texte applicable à la matière :

« La relation commerciale, pour être établie au sens de ces dispositions, doit présenter un caractère suivi, stable et habituel. Le critère de la stabilité s’entend de la stabilité prévisible, de sorte que la victime de la rupture devait pouvoir raisonnablement anticiper pour l’avenir une certaine continuité du flux d’affaires avec son partenaire commercial.

Le texte précité vise à sanctionner, non la rupture elle-même, mais sa brutalité caractérisée par l’absence de préavis écrit ou l’insuffisance de préavis.

Le délai de préavis doit s’entendre du temps nécessaire à l’entreprise délaissée pour se réorganiser en fonction de la durée, de la nature et des spécificités de la relation commerciale établie, du produit ou du service concerné. »

Ainsi, la sanction s’attache à la brutalité (qui n’est d’ailleurs pas définie par la loi) de la rupture faite sans préavis ou avec un préavis insuffisant lequel ne permet pas au cocontractant de s’organiser face à la rupture de la relation commerciale.

Une place prépondérante est par conséquent laissée à l’appréciation qu’ont les juges du fond des situations qui leur sont soumises pour juger d’une brutalité.

Plusieurs critères sont retenus par les juges du fond pour déterminer la durée de préavis nécessaire pour chaque cas d’espèce et constater l’éventuelle brutalité de la rupture d’une relation commerciale établie, parmi lesquels :

  • La durée ou l’ancienneté des relations ;
  • Le volume d’affaires et de la progression du chiffre d’affaires ;
  • Les éventuels investissements spécifiques effectués et non amortis ;
  • Les relations d’exclusivité et la spécificité des produits et services en cause ;
  • Et enfin l’état de dépendance économique.

C’est notamment le cas dans l’arrêt rendu par la Chambre commerciale de la Cour de cassation le 18 octobre 2023.

Dans cette espèce, une société de conseil et une société d’affacturage ont conclu successivement deux contrats de conseil, d’une durée d’un an chacun. A la fin du second contrat, la société d’affacturage n’a pas souhaité confier un troisième contrat à son ancien cocontractant mais a décidé de missionner des sociétés concurrentes au sein desquelles intervenaient des personnes engagées par la première société.

La Cour de cassation confirme la décision prise par la Cour d’appel qui avait retenu que :

  • L’exclusion expresse d’une reconduction tacite par les deux contrats à durée déterminée successifs n’est pas exclusive de l’existence d’une relation commerciale établie pour autant que le cocontractant ait pu légitimement s’attendre à la reconduction dont il a bénéficié au terme du premier renouvellement du contrat d’une année ;
  • La relation commerciale établie est démontrée et il n’est pas contesté qu’elle a cessé à la simple expiration du second contrat, sans préavis ni avertissement d’aucune sorte alors que le dirigeant de la société s’enquérait des suites à donner à la mission.

Dès lors, pour retenir la durée du préavis dont la victime de la rupture brutale aurait dû bénéficier pour lui permettre de se réorganiser, les juges du fonds ont pris en compte : la durée de la relation entre les parties de 2 années, l’évolution des coûts et chiffres d’affaire sur cette période et leur importance dans le bilan de la société victime de la brutalité de la rupture.

En l’espèce, la société fautive a été condamnée à verser des dommages et intérêts à son ancien cocontractant sur une évaluation souveraine des juges, la Cour de cassation précisant que la Cour d’appel « n’avait pas à expliquer davantage la raison pour laquelle la durée de trois mois permettait au prestataire de retrouver des débouchés ».

Ainsi, même en présence d’un terme contractuellement défini dans le cadre de la relation commerciale, les parties à une relation commerciale établie doivent apprécier le délai nécessaire qu’il convient d’accorder à un cocontractant pour lui permettre de s’organiser si la fin de leur relation est envisagée par l’une des parties, et ce en fonction des critères propres à leur relation et aux usages de leur profession, avant que les juges du fonds n’y procèdent si un litige devait survenir.

Ces actualités pourraient également vous intéresser
Bail commercial et TVA : Encadrement de l’option pour l’assujettissement du loyer à la TVA dans le cadre d’un bail commercial
Article
Bail commercial et TVA : Encadrement de l’option pour l’assujettissement du loyer à la TVA dans le cadre d’un bail commercial
Le bailleur doit-il rapporter la preuve d’un préjudice, en cas de dégradation de locaux commerciaux, afin de pouvoir prétendre à une indemnisation ?
Article
Le bailleur doit-il rapporter la preuve d’un préjudice, en cas de dégradation de locaux commerciaux, afin de pouvoir prétendre à une indemnisation ?
Le droit de rétention est un outil redoutable… sous réserve toutefois qu’il ne dégénère pas en abus de droit !
Article
Le droit de rétention est un outil redoutable… sous réserve toutefois qu’il ne dégénère pas en abus de droit !
La preuve de la livraison en matière de vente mobilière
Article
La preuve de la livraison en matière de vente mobilière
Le débiteur déclarant la créance d’un créancier à la procédure collective peut-il, par la suite, la contester ?
Article
Le débiteur déclarant la créance d’un créancier à la procédure collective peut-il, par la suite, la contester ?
Qui remporte l’enchère doit payer… et peut y être condamné !
Article
Qui remporte l’enchère doit payer… et peut y être condamné !
Recours de la Caution : Subrogatoire ou personnel ?
Article
Recours de la Caution : Subrogatoire ou personnel ?
Qui bénéficie du statut d’agent commercial ?
Article
Qui bénéficie du statut d’agent commercial ?
Abus de minorité
Article
Abus de minorité
Retour sur la soumission ou tentative de soumission, dans un déséquilibre significatif entre professionnels
Article
Retour sur la soumission ou tentative de soumission, dans un déséquilibre significatif entre professionnels
Pénalités de retard en droit des affaires
Article
Pénalités de retard en droit des affaires
Nature juridique de la location saisonnière touristique : Civile ou commerciale ?
Article
Nature juridique de la location saisonnière touristique : Civile ou commerciale ?
La nullité suppose une restitution, la responsabilité des dommages-intérêts !
Article
La nullité suppose une restitution, la responsabilité des dommages-intérêts !
EGALIM 3 : Une obligation de négocier de bonne foi […]
Article
EGALIM 3 : Une obligation de négocier de bonne foi [...]
Fraude au président : Cas de responsabilité de la banque d’une société victime pour manquement à son devoir de vigilance
Article
Fraude au président : Cas de responsabilité de la banque d’une société victime pour manquement à son devoir de vigilance
Saisies préalables : enfin un contrôle de la loyauté du Requérant ?
Article
Saisies préalables : enfin un contrôle de la loyauté du Requérant ?
Résoudre un contrat sans mise en demeure préalable pourtant nécessaire
Article
Résoudre un contrat sans mise en demeure préalable pourtant nécessaire
La nécessaire franchise du franchiseur
Article
La nécessaire franchise du franchiseur
Certaines entreprises peuvent bénéficier de dispositions du Code de la consommation
Article
Certaines entreprises peuvent bénéficier de dispositions du Code de la consommation
Les critères d’une rupture brutale d’une relation commerciale établie
Article
Les critères d’une rupture brutale d’une relation commerciale établie
Un impayé : quelle procédure choisir ?
Article
Un impayé : quelle procédure choisir ?
Droit des contrats : rappel utile de la 3ème Chambre Civile
Article
Droit des contrats : rappel utile de la 3ème Chambre  Civile
Les professionnels du droit exerçant sous la forme de sociétés commerciales de droit commun sur la sellette
Article
Les professionnels du droit exerçant sous la forme  de sociétés commerciales de droit commun sur la sellette
La clause intuitu personae à l’épreuve du changement de contrôle ou de direction de l’une des sociétés contractantes
Article
La clause intuitu personae à l’épreuve du changement de contrôle ou de direction de l’une des sociétés contractantes
Evolution législative et jurisprudentielle pour les « Dark stores » et les « Dark kitchens »
Article
Evolution législative et jurisprudentielle pour les « Dark stores » et les « Dark kitchens »
Interprétation des clauses d’agrément antérieures à la réforme du 24 juin 2004 […]
Article
Interprétation des clauses d’agrément antérieures à la réforme du 24 juin 2004 [...]
Application du droit nouveau aux promesses unilatérales antérieures à la réforme du 16 février 2016
Article
Application du droit nouveau aux promesses unilatérales antérieures à la réforme du 16 février 2016
Les points essentiels du bail commercial
Vidéo
Les points essentiels du bail commercial
Impossibilité pour le Bailleur de locaux commerciaux […]
Article
Impossibilité pour le Bailleur de locaux commerciaux [...]
Les premiers pas du guichet unique des entreprises
Article
Les premiers pas du guichet unique des entreprises
Les Distinctions