Les loyers commerciaux à l’épreuve de l’Etat d’urgence : la Cour de cassation tranche en faveur des bailleurs
1 septembre 2022
Lorsque la fermeture administrative des commerces dits « non essentiels » a été ordonnée afin de lutter contre la propagation du Covid-19, les bailleurs se sont vu suspendre leur droit d’agir en résolution de leur contrat de bail.
De facto, les locataires se sont cru autorisé à suspendre le paiement de leurs loyers et charges.
Le montant total des loyers et charges locatives ainsi immobilisés a été estimé à plus de 3 milliards d’euros.
À la fin de la période juridiquement protégée, les bailleurs se sont précipités devant les Tribunaux pour obtenir le règlement de leur créance, et bien souvent, l’expulsion de leur locataire défaillant.
En défense, les locataires ont usé des outils juridiques à leur disposition pour obtenir l’annulation des « loyers Covid » en invoquant notamment la perte de la chose louée, l’exception d’inexécution, la force majeur, la bonne foi… autant de fondements que la Cour de cassation a balayé d’un revers de main dans ses trois arrêts rendus le 30 juin dernier [1].
1 – État d’urgence et perte de la chose louée
L’article 1722 du code civil dispose que : « Un locataire peut demander la baisse du prix du bail ou sa résiliation s’il a perdu la chose qu’il loue dans des circonstances fortuites. »
Après avoir rappelé que l’interdiction de recevoir du public avait « été décidée, selon les catégories d’établissement recevant du public, aux seules fins de garantir la santé publique », la Cour énonce que « l’effet de cette mesure générale et temporaire, sans lien direct avec la destination contractuelle du local loué, ne peut donc être assimilé à la perte de la chose, au sens de l’article 1722 du code civil. »
La Cour de cassation n’exclut donc pas que l’article 1722 du code civil puisse trouver à s’appliquer en dehors de l’hypothèse d’une destruction matérielle de la chose louée.
Elle considère en revanche qu’il n’y a pas lieu de l’appliquer dès lors que l’interdiction d’accueil du public résulte d’une mesure « générale et temporaire » qui, selon elle, est « sans lien direct » avec la destination contractuelle du local.
Or, une telle affirmation est pour le moins surprenante lors que l’on sait que seule la destination contractuelle permettait précisément de faire le tri entre les établissements dits « essentiels » et ceux dits « non essentiels. »
2 – État d’urgence et obligations du bailleur
Il ressort de l’article 1719 du code civil que le bailleur est tenu de délivrer la chose louée à son locataire et de lui en garantir la jouissance paisible, conformément à sa destination contractuelle.
Le bailleur est-il pour autant tenu des conséquences de la non-exploitabilité des locaux lorsque celle-ci est due à des causes qui ne lui sont pas imputables et qui sont extérieures à la chose louée ?
La Cour de cassation a répondu par la négative, en indiquant que « l’effet de cette mesure générale et temporaire (…) ne peut être (…) imputable aux bailleurs, de sorte qu’il ne peut leur être reproché un manquement à leur obligation de délivrance ».
Les commerçants ne peuvent donc pas davantage se prévaloir du mécanisme de l’exception d’inexécution pour obtenir l’annulation le paiement de leurs loyers.
Cette décision rompt ainsi avec une partie de la doctrine civiliste, et privilégie l’acception matérielle de l’obligation de délivrance.
3 – État d’urgence et force majeure
L’article 1218 du code civil dispose que « Il y a force majeure en matière contractuelle lorsqu’un événement échappant au contrôle du débiteur, qui ne pouvait être raisonnablement prévu lors de la conclusion du contrat et dont les effets ne peuvent être évités par des mesures appropriées, empêche l’exécution de son obligation par le débiteur. Si l’empêchement est temporaire, l’exécution de l’obligation est suspendue à moins que le retard qui en résulterait ne justifie la résolution du contrat ».
Par un motif d’une grande brièveté, la Cour de cassation a jugé que « la cour d’appel a exactement retenu que la locataire, débitrice des loyers, n’était pas fondée à invoquer à son profit la force majeure ».
Si ce moyen avait vraisemblablement peu de chance de prospérer, il aurait été rigoureux de la part de la Cour de cassation de motiver sa décision, par exemple en rappelant l’arrêt de principe de sa chambre commerciale rendue le 16 septembre 2014 (n°13-20.306) aux termes de laquelle il avait été jugé que « le débiteur d’une obligation contractuelle de somme d’argent inexécutée qui, par nature, est toujours susceptible d’exécution, ne peut s’exonérer de cette obligation en invoquant un cas de force majeure. »
4 – État d’urgence et bonne foi
L’article 1104 du code civil dispose que : « les contrats doivent être négociés, formés et exécutés de bonne foi. »
La bonne foi relève toutefois de l’appréciation des juges du fond, ce que n’a pas manqué de rappeler la Cour de cassation.
En tout état de cause, s’il est fréquent de voir annuler des commandements délivrés de mauvaise foi ou de voir sanctionner par des dommages et intérêts l’attitude abusive d’un bailleur, la Cour de cassation n’a jamais admis que le principe de bonne foi puisse porter atteinte à la force obligatoire du contrat et partant, à l’exigibilité même des loyers.
Ces trois arrêts de principe semblent marquer le clap de fin de l’affaire des « Loyers Covid », anéantissant les espoirs des commerçants dits « non essentiels » qui s’étaient battus pour obtenir l’annulation de leurs loyers lorsqu’ils avaient été contraints de fermer leurs portes au public.
Il n’est toutefois pas exclu que la résistance s’organise dans certaines cours d’appel.
D’autres fondements pourraient également être soulevés.
On pense notamment à l’imprévision, consacrée à l’article 1195 du code civil, qui offre plusieurs issues en cas de déséquilibre du contrat causé par un changement de circonstances qui n’était pas prévisible lors de sa conclusion.
[1] Cass. 3e civ., 30 juin 2022, n° 21-20.190
Cass. 3e civ., 30 juin 2022, n° 21-20.127
Cass. 3e civ., 30 juin 2022, n° 21-19.889