L’importance de bien distinguer la contestation sur le coût de l’expertise avec celle sur la nécessité
29 décembre 2023
Cass., soc., 18 octobre 2023, n° 22-10.761
Aux termes d’un arrêt rendu le 18 octobre 2023, la Cour de cassation revient sur la nécessaire distinction à opérer entre le coût final d’une expertise et la question de sa nécessité, et ce, dans la mesure où les délais de contestation ne sont pas les mêmes. Elle souligne à ce titre que l’employeur, qui « ne critique ni le montant des factures qui lui ont été adressées ni le coût final des expertises, mais conteste le principe de son paiement », est donc forclos pour avoir contesté l’expertise à réception de la facture définitive et non au moment de la délibération du CSE qui actait du recours à l’expert.
En pratique, la nuance est parfois difficile à appréhender, de sorte que la vigilance doit être de mise lorsque que le recours à l’expert est décidé par le CSE. Il convient surtout d’agir rapidement.
Voici quelques éclaircissements.
1. Rappel des faits de l’espèce
Dans cette affaire, le CSE a décidé, le 28 février 2019, du recours à un expert-comptable pour l’assister en vue de la consultation annuelle obligatoire portant sur la situation économique et financière de l’entreprise, sur le fondement de l’article L. 2315-88 du Code du travail, puis dans un second temps, le 21 mars 2019, du recours à un expert-comptable pour l’assister en vue de la consultation annuelle sur la politique sociale, les conditions de travail et l’emploi, sur le fondement de l’article L. 2315-91 du Code du travail.
Un cabinet d’expertise est alors désigné pour ces deux situations. Le rapport de l’expert est discuté lors d’une réunion du CSE du 11 juillet 2019. La facture définitive pour le solde d’honoraires est quant à elle adressée le 25 juillet 2019 à l’employeur, un acompte ayant déjà été versé par ce dernier.
Par la suite, l’employeur entend finalement demander le remboursement de l’acompte, tout en refusant de verser le solde. Il considère en effet que ces deux expertises ne rentraient pas dans le cadre des consultations obligatoires, mais constituaient des expertises libres, dont il n’avait pas à prendre en charge leur coût, estimant qu’elles étaient prématurées dès lors qu’elles avaient été décidées :
- pour la première, avant la transmission des comptes ;
- pour la seconde, avant le dépôt dans la BDES (devenue BDESE) des documents d’information relatifs à la politique sociale, les conditions de travail et l’emploi.
Il saisit à ce titre le Tribunal judiciaire dès le 2 août 2019 – soit dans le délai de 10 jours de la réception de la facture définitive de l’expert – mais celui-ci déclare toutefois irrecevables ses demandes pour cause de forclusion puisque sa contestation est jugée tardive.
Dans un premier temps, la Cour de cassation s’oppose à la solution du Tribunal judiciaire en considérant que l’employeur contestait bien le coût final de l’expertise, et ce, en reprenant l’argumentaire de ce dernier qui soutenait que les délibérations, qui étaient intervenues prématurément, n’avaient pu « générer pour l’employeur l’obligation d’assumer le coût des expertises », de sorte qu’il « ne pouvait réagir qu’au moment où il lui a été demandé d’assumer ce coût, à savoir au moment de la facture définitive » (Cass. soc., 9 juin 2021, n°20-10.886).
Le Tribunal judiciaire, qui statue sur renvoi après cassation, résiste à la position de la Haute Cour en considérant que ce n’était pas le paiement de l’expertise en lui-même qui était contesté, mais bel et bien son principe (TJ Pau, 5 janvier 2022, n°21/01409).
L’employeur forme alors un nouveau pourvoi en rappelant :
- d’une part, que la contestation de ces expertises était tirée de leur caractère prématuré et qu’elles devaient être considérées comme libres (et par conséquent à la charge financière du CSE), car décidées bien avant la tenue des consultations obligatoires ;
- d’autre part, qu’il ne contestait pas la nécessité des expertises, mais bien leur coût final, de sorte qu’il ne pouvait agir qu’à compter de la réception de la facture définitive.
De façon surprenante, la Cour de cassation opère un revirement de sa position, moins de deux ans après sa première décision, preuve en est que la problématique n’est pas aisée.
Elle considère que :
« Le jugement énonce que l’employeur ne critique ni le montant des factures qui lui ont été adressées ni le coût final des expertises, mais conteste le principe de son paiement au motif qu’ayant été décidées avant la transmission des comptes et le dépôt des documents d’information utiles à la base des données économiques et sociales, elles étaient des expertises libres.
Il retient que l’employeur était informé des délibérations adoptées lors des séances du CSE des 28 février et 21 mars 2019 auxquelles il assistait et de leurs conséquences, notamment du fait qu’il devrait prendre en charge le montant des expertises ordonnées en vue de consultations récurrentes et qu’il a réglé, sans contestation, l’acompte réclamé par l’expert désigné par ces mêmes délibérations, et en déduit que la saisine tardive du 2 août 2019 aux fins de contester la nature des expertises litigieuses est irrecevable pour cause de forclusion.
De ces constatations dont il résulte que l’employeur a été mis en mesure de connaître la nature et l’objet des expertises dès les délibérations du CSE, le président du tribunal, sans modifier l’objet du litige, en a exactement déduit que la saisine tardive du 2 août 2019 aux fins de contester la nature des expertises litigieuses était irrecevable pour cause de forclusion. »
Cette décision doit donc attirer l’attention des entreprises quant au motif de recours à l’expertise soulevée par le CSE, ainsi qu’aux différents délais qui s’appliquent en cas de contestation.
2. Le rappel des règles applicables en matière de contestation de l’expertise
Il convient à ce titre de rappeler qu’il existe différentes modalités de contestation de l’expertise[1], à savoir :
- la nécessité de l’expertise ;
- le choix de l’expert ;
- le coût prévisionnel, l’étendue ou la durée de l’expertise ;
- le coût final de l’expertise.
De sorte que le point de départ du délai de 10 jours pour saisir le juge judiciaire[2] diffère en fonction de l’objet de la contestation envisagée, soit à compter de :
- la délibération du CSE pour contester la nécessité de l’expertise ;
- la désignation de l’expert par le CSE pour contester le choix de l’expert ;
- la notification à l’employeur du cahier des charges et des informations prévues à l’article L. 2315-81-1, autrement dit la notification à l’employeur par l’expert du coût prévisionnel, de l’étendue et de la durée d’expertise, pour contester le coût en amont
- la notification à l’employeur du coût final, pour contester ce dernier
L’identification de la nature de la contestation de l’expertise est donc essentielle.
[1] C. trav., art. L. 2315-86
[2] C. trav., art. R. 2315-49
3. Nécessité de l’expertise versus coût final : comment se positionner
Le contentieux s’est donc cristallisé autour du délai de saisine du juge puisqu’il est vrai que le Code du travail ne prévoyait pas le cas d’une telle contestation. Pour autant, les juges ont estimé qu’elle se rattachait « de manière la plus proche » à la contestation relative à la nécessité.
En effet, bien que l’employeur conteste la prise en charge du coût de ces expertises, en considérant qu’il s’agissait d’expertises libres à la charge du CSE et non à sa charge, il n’en demeure pas moins qu’il contestait in fine le principe de son paiement et non le paiement en lui-même, autrement dit, l’objet de ces expertises.
C’est bien sur cette nuance que la Cour de cassation a jugé en défaveur de l’employeur.
Elle a d’ailleurs considéré que ce dernier avait été informé des délibérations adoptées lors des séances du CSE des 28 février et 21 mars 2019, et notamment du fait qu’il devrait prendre en charge le montant des expertises ordonnées en vue de consultations récurrentes.
Elle profite donc de l’occasion pour rappeler la règle selon laquelle le délai de dix jours de contestation de la nécessité d’une expertise « ne court qu’à compter du jour où l’employeur a été mis en mesure de connaître sa nature et son objet » ; règle déjà évoquée par la Cour dans une autre affaire récente où le CSE, qui avait voté au cours d’une première réunion une expertise relative à la santé, la sécurité et aux conditions de travail, puis, lors d’une réunion ultérieure, le recours à un expert habilité dans le cadre de cette expertise pour risque grave, n’avait placé l’employeur en mesure de connaître la nature et l’objet de cette expertise qu’au moment de la seconde réunion, qui était en l’occurrence celle où l’expert avait été désigné (Cass. soc., 5 avr. 2023, nº 21-23.347).
Au cas présent, l’employeur a au contraire été en mesure de connaître la nature et l’objet des expertises litigieuses dès les premières réunions, de sorte que leur contestation, qui n’arrivait qu’au moment de la réception de la facture définitive, intervenait tardivement.
Ceci est d’autant plus vrai qu’il ne contestait « ni le montant des factures qui lui ont été adressées ni le coût final des expertises », et qu’il avait payé, sans le contester, un acompte réclamé par l’expert, preuves en étaient qu’il contestait en réalité la nécessité de l’expertise.
Notez à ce titre que le droit du CSE de recourir à un expert dans le cadre des consultations récurrentes n’est pas, en principe, conditionné par un quelconque état de nécessité que le CSE aurait à démontrer. Le choix de recourir aux services d’un expert est une liberté que les élus décident ou pas d’exercer.
Pour autant, l’employeur peut contester la nécessité de l’expertise si les conditions légales de désignation de l’expert ne sont pas remplies. Tel était le cas dans une affaire où la désignation prématurée de l’expert-comptable, intervenue 15 jours avant la présentation des comptes au comité d’entreprise, avait été considérée par les Hauts Magistrats comme s’inscrivant dans le cadre de l’article L. 2325-41 du Code du travail relatif à l’expertise libre, dont on rappelle qu’elle est prise en charge financièrement par le comité (Cass. soc., 28 mars 2018, n°16-12.707).
La position de l’employeur s’appuyait très certainement sur cette décision, mais cela ne le déchargeait pas pour autant de l’obligation de saisir dans les 10 jours de la première réunion du CSE, et ce, dans la mesure où il était avisé à ce moment-là de ce que les conditions de désignation n’étaient pas remplies.
Vous l’aurez donc compris, lorsque votre CSE décide de recourir à l’expertise, il est vivement recommandé de transmettre sans délai à votre conseil la délibération du CSE, ainsi que la lettre de mission de l’expert, et ce, afin de pouvoir analyser ensemble l’opportunité d’une telle contestation, et surtout déterminer selon quelles modalités, compte tenu des délais très stricts qui s’appliquent en la matière.