Obligation de loyauté du salarié à l’épreuve des faits tirés de sa vie personnelle, ou quand la farce a assez duré

Par un arrêt rendu le 23 octobre dernier (Cass. Soc. 23 octobre 2024, n°23-18.381), la chambre sociale de la Cour de cassation – décidément des plus prolixes/productives au cours de ces derniers mois en la matière – poursuit son œuvre de protection à outrance du salarié, sacrifiant cette fois l’obligation de loyauté à laquelle celui-ci est tenu sur l’autel de la « vie personnelle ».

Cet arrêt, s’il n’a pas été publié au bulletin de la Cour, et présente donc un caractère inédit, a cependant reçu les « honneurs » du Gouvernement, faisant l’objet d’un article au titre des « Actualités » en « Ressources Humaines », tant sur le site internet dédié aux « entrepreneurs »[1], que sur celui à destination des « particuliers »[2] ; accompagné d’une illustration dont la légèreté laisse songeur quant à la conscience de Direction de l’information légale et administrative des implications pratiques et juridiques sidérantes de la solution ainsi retenue…

Le régime que l’on connait désormais bien en cas de licenciement fondé sur un fait tiré de la vie personnelle est le suivant : un tel fait ne peut en principe pas constituer un motif de licenciement sauf (i) s’il constitue la méconnaissance d’une obligation résultant du contrat de travail ou (ii) s’il entraîne un trouble objectif au sein de l’entreprise, auquel cas le licenciement ne peut cependant pas être de nature disciplinaire, là où il l’est dans le cas précédent.

Et si le licenciement ne respecte pas ce régime, la sanction est celle de l’absence de cause réelle et sérieuse et l’application du désormais célèbre (et régulièrement sujet à tentatives de contournement…) barème légal d’indemnisation dit « Macron ».

En pratique, dans la vie personnelle du salarié, seule subsiste, parmi les obligations nées du contrat de travail (et permettant donc un licenciement disciplinaire), l’obligation de loyauté, légalement consacrée[3], et qui veut que le salarié s’interdise, pendant toute la durée dudit contrat, de tout acte contraire à l’intérêt de l’entreprise ; tout comme, réciproquement mais finalement beaucoup plus largement, l’employeur doit respecter l’ensemble des obligations qui sont les siennes à l’égard du salarié, en tout bonne foi.

Néanmoins, l’approche tellement restrictive de la Cour de cassation du manquement à cette obligation de loyauté conduit à conférer au salarié une liberté totale dans sa vie personnelle, si l’on excepte les activités concurrentielles à celles de son employeur ; dont il faut, à la lumière de cet arrêt du 23 octobre 2024, définitivement comprendre qu’elles doivent être directement concurrentielles, pour le propre compte du salarié ou celui d’un autre employeur, faute de quoi le salarié est « intouchable ».

En l’espèce, un manager sportif au sein d’une société localisée à Evreux et appartenant au réseau de salles de sport « Fitness Park », avait été licencié pour faute grave, et ce au motif que, non content d’avoir, durant un jour de repos, participé à une séance d’entraînement dans une salle de sport concurrente (appartenant, elle, au réseau « Basic Fit ») et située dans la même ville, il avait au surplus jugé nécessaire de la filmer, pour ensuite en publier une partie sur son compte Instagram, avec des commentaires élogieux notamment concernant le matériel de cette société concurrente.

Estimant que ces actions constituaient un manquement du salarié à son obligation de loyauté, en ce qu’elles portaient atteinte aux intérêts de l’entreprise, l’employeur avait – et cela pouvait paraitre de bon sens entrepreneurial – pris la décision de rompre son contrat de travail, sans préavis ni indemnité.

Le Conseil de prud’hommes d’Evreux avait partiellement fait droit à la réclamation portée par le salarié quant au bien-fondé de son licenciement, en « déqualifiant » la faute grave invoquée par l’employeur en cause réelle et sérieuse.

Son tour venu, la Cour d’appel de Rouen, saisie de l’affaire par l’employeur, avait – et il eut été sage que les choses s’arrêtent là – censuré les premiers juges en jugeant que le licenciement du salarié était effectivement justifié par une faute grave, relevant que l’employeur :

  • Versait aux débats :
    • des photographies issues de la publication postée par le salarié, sur lesquelles on distinguait clairement son identité au sein de son profil, le logo de la salle « Basic Fit » sur la « story » et des commentaires ajoutés par le salarié (tels que « congestion de fou sur cette machine»…) ;
    • des attestations de clients ayant visionné la publication mise en ligne par le salarié.
    • Justifiait de la réception de deux demandes de résiliation d’abonnement en février et mars 2020, dont celle de l’ami du salarié qui lui avait proposé d’effectuer la séance d’entrainement litigieuse, établissant ainsi que la publication du salarié sur les réseaux sociaux avait eu des conséquences directes sur ses abonnés.

Outre le fait qu’au regard de la similitude des prestations proposées par les deux salles de sport et de la taille moyenne de la ville d’Evreux, le salarié ne pouvait légitimement contester que Fitness Park et Basic Fit se trouvaient en situation de concurrence directe.

Le salarié, lui, qui reconnaissait (et comment ne le pouvait-il pas ?) la matérialité des faits, ne s’était pas démonté :

  • considérant que cet entrainement effectué sur l’invitation d’un ami, alors qu’il bénéficiait d’un jour de repos, relevait de sa vie privée, et que l’employeur n’avait pas respecté sa liberté d’expression (laquelle a décidément, elle aussi, le vent en poupe…) ;
  • et soulignant que l’employeur ne justifiait d’aucun préjudice.

La Cour d’appel ne l’avait donc pas entendu de cette oreille et avait – après avoir rappelé que « le contrat de travail doit s’exécuter de bonne foi » et qu’« une obligation de loyauté pèse sur le salarié durant toute l’exécution de son contrat de travail » – décidé qu’en participant à une séance d’entrainement au sein d’une salle de sport concurrente à celle de son employeur, en diffusant cette séance sur les réseaux sociaux, en assortissant cette diffusion de commentaires élogieux, le salarié avait gravement manqué à ladite obligation.

Mais c’était sans compter la chambre sociale, qui, saisie d’un pourvoi, a cassé et annulé l’arrêt ainsi rendu en appel au visa de l’article L.1121-1 du Code du travail (imposant, pour mémoire, que les restrictions aux libertés individuelles soient justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché), posant en « principe » :

« Le fait pour un manager sportif de pratiquer une activité sportive dans une salle concurrente et de diffuser des images de son entraînement sur un réseau social, dans le cadre de sa vie personnelle, ne saurait être regardé comme une méconnaissance par l’intéressé de ses obligations découlant de son contrat de travail, la cour d’appel a violé le texte susvisé. ».

Aussi, pour la Cour de cassation, point de violation de l’obligation contractuelle de loyauté, dès lors que les actes du salarié, bien qu’ils aient un lien certain avec l’activité professionnelle, relèvent de la sphère personnelle et ne portent pas atteinte à l’activité de l’employeur. Et, partant, point de licenciement disciplinaire.

Il n’y aurait donc rien de mal à ce qu’un salarié mette à mal l’image, et potentiellement la pérennité, de la structure qui l’emploie et le rémunère, en contribuant à une communication clairement commerciale vantant les mérites d’un concurrent, quand cette mise en péril est, d’ailleurs et in fine, susceptible de lui causer préjudice également.

Et si plusieurs salariés en poste au sein de la salle de sport concernée venaient à se mettre à agir de la sorte, rien ne pourrait donc être valablement reproché à l’un quelconque d’entre eux, au prétexte du respect de leurs vies personnelles respectives ? Et l’employeur de voir potentiellement sa salle de sport se vider de ses adhérents, tout en n’ayant d’autre choix que de ronger son frein, en se contentant d’un licenciement pour « trouble objectif », en suite duquel il sera tout de même tenu de verser au salarié son préavis et son indemnité de licenciement !

Il aurait manifestement fallu que :

  • L’entrainement litigieux dans la salle de sport concurrente ait été rémunéré, et non seulement que le salarié participe à un entrainement comme un adhérent lambda ;
  • Le salarié ne se contente pas de vanter la qualité des installations de ladite salle, mais en profite également pour dénigrer clairement celles de son employeur à grand renfort d’adjectifs en ce sens et de « hashtags » le désignant nommément ;
  • La publication dudit salarié occasionne la résiliation concomitante de dizaines d’abonnement et non de quelques-uns seulement.

C’est clairement réduire l’obligation de loyauté du salarié à peu de choses, tandis que, toujours dans cette stratégie de contournement du barème Macron, fleurissent désormais en contentieux les demandes en dommages et intérêts pour manquement de l’employeur à cette même obligation ; et ce à toutes les sauces : application d’un forfait annuel en jours déclaré nul ou inopposable, harcèlement moral, discrimination, rupture de période d’essai, inaptitude, etc.

Deux poids, deux mesures donc.

Si la messe n’est pas pour autant dite dans la mesure où la Cour d’appel de Caen, devant laquelle l’affaire a été renvoyée, pourrait tenter, et cela est à souhaiter, de résister à la Cour de cassation, il n’en demeure pas moins que cette tendance, pour ne pas dire farce, va définitivement de pair avec celle qui a cours désormais s’agissant de la protection de l’intimité de la vie privée, au titre de laquelle on condamne l’employeur à la sanction la plus lourde qu’est celle de la nullité lorsqu’il licencie notamment un salarié qui s’est livré à des pratiques sexistes, contre lesquelles ce même employeur doit pourtant impérativement lutter dans le cadre de la gestion des risques psychosociaux[4].

Etrange monde donc, où d’aucuns se désolent du fait qu’on-ne-peut-plus-rien-dire/faire, la Cour de cassation vient, elle, démontrer qu’au contraire, on peut tout se permettre, et le faire savoir publiquement, pourvu que ce soit durant un jour de repos et de manière financièrement désintéressée.

 

[1] Ressources humaines -Licencier un salarié parce qu’il est client d’un concurrent est-il légal ? | Entreprendre.Service-Public.fr

[2] Ressources humaines -Licencier un salarié parce qu’il est client d’un concurrent est-il légal ? | Service-Public.fr

[3] Article L.1222-1 du Code du travail

[4] Cass. Soc. 24 septembre 2024, n°23-11860, cf. Actu #107, octobre 2024

Ces actualités pourraient également vous intéresser
Une transaction formulée dans des termes généraux peut empêcher le salarié d’engager toute réclamation ultérieure
Article
Une transaction formulée dans des termes généraux peut empêcher le salarié d’engager toute réclamation ultérieure
Obligation de loyauté du salarié à l’épreuve des faits tirés de sa vie personnelle, ou quand la farce a assez duré
Article
Obligation de loyauté du salarié à l’épreuve des faits tirés de sa vie personnelle, ou quand la farce a assez duré
Prolongation provisoire du statut collectif antérieur à une fusion : une simple continuité et non un accord de transition
Article
Prolongation provisoire du statut collectif antérieur à une fusion : une simple continuité et non un accord de transition
ZOOM HCR : Les récents arrêtés d’extension dans la branche des CHR : reconnaissance de l’expérience, financement du dialogue social et revalorisation des salaires
Article
ZOOM HCR : Les récents arrêtés d'extension dans la branche des CHR : reconnaissance de l'expérience, financement du dialogue social et revalorisation des salaires
¬Elections du CSE et parité femme/homme : conséquences de l’annulation de l’élection d’un.e élu.e mal positionné.e (Cass. Soc., 11 sept. 2024, n°23-60.107 ; F-B)
Article
¬Elections du CSE et parité femme/homme : conséquences de l’annulation de l’élection d’un.e élu.e mal positionné.e (Cass. Soc., 11 sept. 2024, n°23-60.107 ; F-B)
Imposer un déplacement temporaire à un salarié protégé : quelle marge de manœuvre pour l’employeur ? (Cass. Soc., 11 septembre 2024, n°23-14.627)
Article
Imposer un déplacement temporaire à un salarié protégé : quelle marge de manœuvre pour l’employeur ? (Cass. Soc., 11 septembre 2024, n°23-14.627)
Harcèlement moral : un délai de 5 ans pour contester un licenciement, un défi pour les employeurs (Cass. soc., 9 octobre 2024, n° 23-11360 F-B)
Article
Harcèlement moral : un délai de 5 ans pour contester un licenciement, un défi pour les employeurs (Cass. soc., 9 octobre 2024, n° 23-11360 F-B)
Portrait d’avocat: Marie-Astrid Bertin
Article
Portrait d'avocat: Marie-Astrid Bertin
Portrait d’avocat : Emilie Lesné
Article
Portrait d’avocat : Emilie Lesné
Fichiers contenus sur une clé USB personnelle non connectée à l’ordinateur professionnel du salarié : preuve recevable ou non ? (Cass. Soc. 25 septembre 2024, n° 23-13.992)
Article
Fichiers contenus sur une clé USB personnelle non connectée à l’ordinateur professionnel du salarié : preuve recevable ou non ? (Cass. Soc. 25 septembre 2024, n° 23-13.992)
L’inextricable problématique des conventions de forfait annuel en jours
Article
L’inextricable problématique des conventions de forfait annuel en jours
Un licenciement fondé sur des faits relevant de la vie personnelle encourt-il la nullité ?
Article
Un licenciement fondé sur des faits relevant de la vie personnelle encourt-il la nullité ?
Dans le cadre du CSP, peut-on informer le salarié du motif de la rupture en lui transmettant un compte-rendu de la réunion du CSE ?
Article
Dans le cadre du CSP, peut-on informer le salarié du motif de la rupture en lui transmettant un compte-rendu de la réunion du CSE ?
La conciliation prud’homale élargie au-delà des indemnités de rupture liées aux licenciements
Article
La conciliation prud'homale élargie au-delà des indemnités de rupture liées aux licenciements
Échéance du CDD d’un conseiller du salarié : la cour de cassation applique strictement les dispositions légales
Article
Échéance du CDD d’un conseiller du salarié : la cour de cassation applique strictement les dispositions légales
L’action en nullité d’un accord collectif par le CSE : des conditions de recevabilité plus restreintes
Article
L'action en nullité d'un accord collectif par le CSE : des conditions de recevabilité plus restreintes
Harcèlement moral : Les syndicats obtiennent le droit d’agir pour protéger leurs représentants
Article
Harcèlement moral : Les syndicats obtiennent le droit d'agir pour protéger leurs représentants
Les dernières mises à jour décryptées !
Article
Les dernières mises à jour décryptées !
La rupture conventionnelle viciée par un dol du salarié […]
Article
La rupture conventionnelle viciée par un dol du salarié [...]
Nullité de la clause de non-concurrence
Article
Nullité de la clause de non-concurrence
Arrêts de travail pour maladie
Article
Arrêts de travail pour maladie
Zoom sur le contrat de travail à temps partiel
Article
Zoom sur le contrat de travail à temps partiel
Contestation d’un avis médical et pénurie de médecins inspecteurs du travail
Article
Contestation d’un avis médical et pénurie de médecins inspecteurs du travail
Amour et travail ne font pas toujours bon ménage
Article
Amour et travail ne font pas toujours bon ménage
Congés payés et arrêt maladie
Article
Congés payés et arrêt maladie
Nouvelles précisions sur la prime de partage de valeur
Article
Nouvelles précisions sur la prime de partage de valeur
Licenciement pour inaptitude : articulation de la contestation et du manquement à l’obligation de sécurité de l’employeur
Article
Licenciement pour inaptitude : articulation de la contestation et du manquement à l’obligation de sécurité de l’employeur
Ne jamais informer un salarié par téléphone de son licenciement le jour même de l’envoi de la lettre de licenciement
Article
Ne jamais informer un salarié par téléphone de son licenciement le jour même de l’envoi de la lettre de licenciement
La signature d’un accord prévoyant la mise en place d’un PSE
Article
La signature d’un accord prévoyant la mise en place d’un PSE
Faute inexcusable : les mesures prises par l’employeur doivent être efficaces et suffisantes
Article
Faute inexcusable : les mesures prises par l’employeur doivent être efficaces et suffisantes
Les Distinctions