Quand la loi l’exige, le potentiel déséquilibre s’excuse
4 décembre 2024
En prévoyant une clause contractuelle lui permettant de suspendre promptement l’usage de ses services de référencement pour des raisons légales, puis en l’appliquant lorsqu’il est informé du caractère trompeur d’un site auquel il donne accès, un hébergeur ne crée pas de déséquilibre significatif condamnable
C’est ce qu’a jugé, pour la première fois, la chambre commerciale de la Cour de cassation, dans un arrêt récent du 4 septembre 2024[1].
En l’espèce, une société luxembourgeoise (Fathi), avait mis en ligne un site dédié aux démarches liées à l’obtention sur internet de certificats d’immatriculation de véhicules automobiles auprès des services de l’Etat français, site accessible depuis le nom de domaine « Cartegrisefrance.fr ».
Quoique le nom de domaine soit explicite sur le contenu du site et facilement mémorisable, la société Fathi avait en outre souscrit à l’offre de référencement payant proposée par Google Ireland afin de doper son audience et de rapatrier un grand nombre d’internautes sur ses pages.
Ce contrat d’abonnement avait été souscrit en 2013. Juridiquement, la société Fathi était un opérateur client et la société Google Ireland, commercialisant des encarts publicitaires sur son moteur de recherche dominant le marché de la publicité en ligne, agissait en qualité d’hébergeur de données.
Sans entrer dans de trop savants développements juridiques, on sait que l’interprétation judiciaire de la directive 2000/31/CE relative au commerce électronique, transposée en droit interne par la loi LCEN du 21 juin 2004, a qualifié le rôle de Google d’hébergeur de données lui conférant alors automatiquement le bénéfice de la responsabilité allégée prévue par la directive.
Ainsi, un hébergeur de données n’est en principe par responsable du contenu diffusé sur sa plateforme par un tiers-client (absence d’obligation de surveillance générale).
Néanmoins, il le devient si une illicéité manifeste lui est notifiée. Il se doit alors d’avoir une réaction immédiate : le contenu au caractère manifestement illicite, ou signalé comme tel, doit être retiré le plus rapidement possible, (article 6-2 de la loi du 21 juin 2004) sous peine d’engager sa responsabilité outre des sanctions spécifiques[2].
La qualité d’hébergeur de données du service Google Ads ne faisant aucun doute en jurisprudence[3], la société Google Ireland avait prévu par anticipation une clause de ses conditions générales pour faire face à ces situations.
C’est ainsi que les Conditions générales du contrat de référencement signé par la société Fathi en 2013 comprenaient un article 13 permettant à l’hébergeur de suspendre la participation du client aux programmes à tout moment, « en cas de problème de paiement, de manquements suspectés ou avérés aux politiques ou aux présentes Conditions ou pour raisons légales ».
Or, le 3 novembre 2017 la société Google France reçue un courriel du secrétariat d’État chargé du numérique signalant que la société Fathi ne disposait pas de l’habilitation du ministère de l’intérieur pour délivrer des certificats d’immatriculation.
Elle le transmit à la société Google Ireland qui réagit immédiatement en notifiant à la société Fathi, en vertu de l’article 13, une suspension du compte et une résiliation unilatérale du contrat de référencement.
La société Fathi, estimant la rupture de la relation abusive, a alors intenté une action contre Google Ireland en se fondant sur l’ancien article L442-6 du Code de commerce, devenu l’article L442-1, 2°.
Elle demandait l’annulation de l’article 13 des conditions générales, jugeant que cette clause conférait à Google le droit de résilier unilatéralement le contrat, sans préavis contractuel usuel, matérialisant ainsi un déséquilibre significatif entre les parties.
Bien que les parties soient en principe libres de défendre leurs propres intérêts, il est nécessaire qu’elles disposent d’une réelle possibilité de négocier les termes du contrat.
C’est précisément pour pallier les risques d’abus que le législateur a instauré plusieurs dispositifs visant à prévenir les déséquilibres contractuels.
Le délit de déséquilibre significatif, créé par la loi n°2008-776 du 4 aout 2008, dite LME, répond à cette finalité.
L’article L442-1, 2° du Code de commerce, ancien L442-6, s’applique ainsi à toute personne exerçant des activités de production, de distribution ou de services, dans le cadre de la négociation commerciale, de la conclusion ou exécution d’un contrat.
Cet article dépasse la simple protection de l’équilibre contractuel, à l’instar de l’article 1171 du Code civil, pour se poser en véritable outil de lutte contre les pratiques commerciales déloyales.
Le déséquilibre significatif résulte de manière générale de la soumission ou de la tentative de soumission d’une partie par l’autre, et se manifeste par l’absence de réciprocité réelle, ou encore par une disproportion importante entre les obligations respectives des parties[4].
Le défaut de réciprocité entre les engagements contractuels est un élément souvent décisif pour établir l’existence d’un déséquilibre significatif. Cependant, le juge conserve une marge d’appréciation souveraine et évalue chaque cas in concreto, en examinant les spécificités de chaque contrat[5].
Alors cette prérogative unilatérale de résiliation (issue de la spécificité du statut d’hébergeur) se range t-elle dans cet arsenal de diktats contractuels que le droit de la concurrence proscrit dans les relations entre opérateur ?
C’est la question qu’avait à trancher la Cour de cassation.
Confirmant l’arrêt de la Cour d’appel de Paris, du 17 septembre 2021[6], la Cour de cassation juge, au visa de l’article 6§2 de la loi n°2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique (LCEN), dans sa rédaction issue de la loi n°2016-444 du 13 avril 2016, que la clause ne crée par un déséquilibre significatif en offrant la possibilité à Google de suspendre promptement l’usage de ses services de référencement pour des raisons légales, l’hébergeur devant se conformer à l’obligation légale de retirer rapidement tout contenu illicite.
Autrement dit, certes la résiliation unilatérale a effet immédiat présente tous les atours d’une prérogative contractuelle déséquilibrée. Mais en l’occurrence son intégration dans des CGV est la seule manière pour l’hébergeur de se conformer aux exigences impératives de retrait sans retard de tout contenu à l’illicéité manifeste qui a été notifié.
Une clause qui semble déséquilibrée peut donc être justifiée si elle permet à une partie de se conformer à la loi. Les hébergeurs sont ici tenus de réagir vite face aux contenus illicites, d’où l’importance de prévoir des mécanismes contractuels instantanés.
Néanmoins, on peut s’interroger sur la rédaction de celle-ci, qui semble plutôt large, comparée à l’objectif clairement défini par la loi LCEN et la directive.
La référence à « des raisons légales » pour justifier la suspension unilatérale et sans préavis d’un compte recouvre en effet de très (trop) nombreuses hypothèses, ce qui peut laisser craindre une dérive discrétionnaire dans l’utilisation de cette clause, d’autant que la clause elle-même pouvait paraitre quelque superflue – la loi, en ce qu’elle oblige les hébergeurs à réagir rapidement pour rendre impossible l’accès à des contenus illicites, suffisant à justifier le comportement de la société Google.
La « chasse » aux déséquilibres contractuels et la volonté du législateur de protéger les droits et obligations des contractants va donc devoir être concilié avec la « chasse » à l’illicéité sur internet, objectif tout aussi légitime.
[1] Cass com, 4 septembre 2024, n°22-12.321, Google Ads
[2] Tribunal judiciaire de Paris, 25 mai 2021, n°18/07397
[3] CA Paris 9 avril 2014, CA Paris 11 décembre 2013
[4] CA paris, 4e ch, 16 mai 2018, n°17/11187.
[5] Cass, com, 26 janvier 2022, n°20-16.782 pour un exemple de l’appréciation in concreto
[6] CA Paris, 17 septembre 2021, n° 19/17158