Retour sur la soumission ou tentative de soumission, dans un déséquilibre significatif entre professionnels

Le 28 février dernier, la Cour de cassation a rendu un arrêt important en matière de déséquilibre significatif1. Entre autres points, la Haute juridiction s’est prononcée sur les critères à retenir pour caractériser l’existence d’un déséquilibre significatif et plus particulièrement la condition de soumission ou tentative de soumission de son cocontractant à des obligations contractuelles créant un déséquilibre.

C’est cette notion de soumission qui va nous intéresser ce mois.

 

Pour revenir aux sources, suivant le principe cardinal de liberté contractuelle : les personnes sont libres de conclure ou non un contrat, de choisir la personne de leur cocontractant et déterminer comme bon leur semble la forme et le contenu de leur accord – dans les limites fixées par la loi2.

C’est un principe d’autant plus important que les contrats engagent ceux qui les concluent, c’est la force obligatoire des contrats. Le Code nous dit qu’ils tiennent lieu de loi à ceux qui les ont formés3.

Pourtant, ce principe de liberté contractuelle, et son corollaire de force obligatoire des contrats, se heurtent à la réalité : les rapports entre cocontractants ne sont pas toujours égaux, de sorte à ce que certaines personnes peuvent être dans une situation défavorable lors de la négociation. Des raisons économiques, juridiques ou une asymétrie d’informations peuvent mettre une partie en position de force, à même d’imposer à l’autre plus qu’elle n’en avait l’intention.

En matière contractuelle, le rapport asymétrique par excellence est celui dans lequel se trouve deux contractant de qualités différentes : un consommateur vis-à-vis d’un professionnel.

Ceci explique que dès 19784, le législateur français ait senti le besoin de sanctionner l’intégration de clauses abusives qui créent un déséquilibre significatif5 dans les contrats conclus entre un professionnel et un consommateur ou un non-professionnel.

Puis le législateur a progressivement admis que la dissymétrie pouvait également exister entre contractants tous deux professionnels, mais dans des positions (soit en raison de leur taille, soit de leur place dans la chaine de commercialisation) différentes. La notion de « déséquilibre significatif » a alors fait son apparition dans le Code de commerce.

L’article L.442-1-I-2° dudit Code ne sanctionne pas la seule existence d’obligations créant un déséquilibre significatif, mais le comportement qui a conduit à ce déséquilibre.

« I.-Engage la responsabilité de son auteur et l’oblige à réparer le préjudice causé le fait, dans le cadre de la négociation commerciale, de la conclusion ou de l’exécution d’un contrat, par toute personne exerçant des activités de production, de distribution ou de services :

2° De soumettre ou de tenter de soumettre l’autre partie à des obligations créant un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties ».

Pour l’application de cette sanction, toute la question revient à déterminer quand un cocontractant « soumet ou tente de soumettre » ?

L’actualité a montré un certain succès de cette incrimination offrant l’occasion aux Cours d’en préciser les contours notamment en droit de la distribution (où la puissance de certaines centrales d’achat en compose un lieu de prédilection).

 

1/ LES PREMIERES DECISIONS INTERESSANTES SONT DEUX ARRETS DU 15 MARS ET 28 JUIN 20236 DE LA CHAMBRE SPECIALISEE DE LA COUR D’APPEL DE PARIS.

De manière assez rigoureuse, la Cour part d’une définition de la « soumission ou tentative de soumission ». Il s’agit de « l’absence de négociation effective, ou de sa possibilité, des clauses ou obligations mises en cause » dans la création d’un déséquilibre significatif.

La soumission, ou sa tentative, doit être démontrée par la partie qui prétend que le contrat est significativement déséquilibré.

Son examen se réalise in concreto, au cas par cas.

Evidemment, la soumission peut prendre la forme de menaces ou de mesures de rétorsion.

Mais elle peut aussi résulter d’éléments contextuels qui, pris ensemble, permettent de caractériser la soumission ou sa tentative.

Parmi ces indices figure la structure du marché.

En effet, en matière de distribution, on peut aisément imaginer les acteurs de la grande distribution (qui représentent un marché concentré, avec peu d’alternatives) imposer leurs conditions aux fournisseurs qui souhaiteraient être vendus chez eux.

La Cour d’appel offre alors sa grille de lecture. Pour déterminer dans quelle mesure la structure du marché a pu contribuer à l’absence de négociation effective, elle renvoie à une autre notion bien distincte : l’état de dépendance économique.

Selon elle, il convient de prendre en compte l’existence d’un éventuel état de dépendance économique, qui se traduit par l’impossibilité pour une entreprise de disposer d’une solution économiquement et techniquement équivalente.

Cet état de dépendance est lié à :

  • La notoriété de la marque du fournisseur,
  • L’importance de sa part de marché dans le marché considéré et dans le chiffre d’affaires du revendeur,
  • L’impossibilité d’obtenir des produits équivalents.

En l’occurrence, dans ses deux décisions, la Cour d’appel de Paris a constaté que les fournisseurs étaient pour beaucoup des multinationales, leaders sur leur marché, et qui ne réalisaient qu’une faible part de leur chiffre d’affaires avec le distributeur visé. Néanmoins, ajoute-t-elle, ceux-ci ne peuvent pas pour autant se permettre de subir des déférencements répétés ou durable dans la grande distribution faute pour eux de disposer de débouchés alternatifs leur permettant de toucher une clientèle aussi importante sur le marché français.

Par suite la Cour a procédé à l’analyse au cas par cas des relations du distributeur avec chacun de ses fournisseurs.

Elle a jugé qu’une partie d’entre eux, dont les sociétés Colgate, Henkel, Mondelez, Johnson, Aoste, L’Oréal et BIC, avaient été victimes d’une soumission ou tentative de soumission de la part de leur distributeur qui a souhaité leur imposer des obligations non prévues dans les conventions annuelles. L’impossibilité de négocier s’est notamment traduite par des mesures de rétorsion du distributeur comme la menace et la mise en exécution de déréférencements injustifiés de produits, une obstination du distributeur dans ses demandes, ou encore l’absence de proposition de contrepartie mesurable et commensurable à ses demandes.

 

2/ CETTE MANIERE DE RAISONNER SE RETROUVE DANS UNE EXPRESSION RECENTE DE LA COUR DE CASSATION.

Par un arrêt du 6 décembre 20237, la haute juridiction retient que la structure du marché peut être prise en compte dans l’appréciation de l’existence d’un déséquilibre significatif en ce qu’elle peut constituer un élément de soumission ou de tentative de soumission, sans pour autant se suffire à lui-même.

Il faut encore apporter des éléments supplémentaires sur les conditions de la négociation du contrat (par exemple, le fait que le contrat conclu soit un contrat-type ou un contrat d’adhésion, des éléments matériels comme des échanges précontractuels, entre autres).

Pratiquement, la Cour a jugé que la preuve d’une quelconque soumission ou tentative de soumission n’était pas rapportée par l’entreprise invoquant l’existence d’un déséquilibre significative. Celle-ci n’ayant présenté au juge aucun élément de contexte sur les conditions de négociation du contrat permettant de caractériser une impossibilité de négocier.

 

3/ ENFIN, TOUJOURS DANS CE COURANT D’UNE APPROCHE PRAGMATIQUE SUR LA STRUCTURE DU MARCHE SE RANGE LA DECISION DU 28 FEVRIER 20248 QUE NOUS EVOQUIONS EN INTRODUCTION, PAR LAQUELLE LA HAUTE JURIDICTION APPROUVE LA METHODE DE LA COUR D’APPEL QUI CONSISTE A ANALYSER DE MANIERE GLOBALE LES RELATIONS ENTRE LE FRANCHISEUR ET LE FRANCHISE. ELLE EN CONSTATE :

  • Le réseau bénéficiait d’une notoriété certaine dans l’ouest de la France qui attirait des candidats entrepreneurs individuels,
  • Franchiseur bénéficiait d’une position prépondérante sur les franchisés auxquels il était imposé un contrat-type de franchise au nom de l’homogénéité du réseau,
  • Les 30 contrats produits conclus avec différents franchisés sont identiques et n’ont pas été effectivement négociés.

Ces éléments ont permis de caractériser l’absence de négociation effective et donc la soumission ou tentative de soumission dans le cadre de l’examen d’un déséquilibre significatif.

Que retenir de ces différentes décisions ?

Tout déséquilibre dans le contrat n’est pas sanctionnable car cela ouvrirait la porte à des dénonciations abusives de contrats et à une remise en cause de la liberté contractuelle avec un contrôle systématique du juge.

C’est pourquoi l’article L.442-1-I-2° du Code de commerce cantonne l’infraction au seul déséquilibre significatif et uniquement lorsqu’il résulte d’un comportement visant à soumettre ou tenter de soumettre son cocontractant.

Il s’agit de garantir la liberté de négociation de toutes les parties au contrat et la loyauté de ces négociations.

L’appréciation d’une soumission ou tentative de soumission ne peut se faire alors qu’au cas par cas, en tenant compte de tous les éléments matériels, économiques et juridiques lors de la négociation du contrat.

La structure du marché est un indicateur important des rapports de force qui peuvent exister entre les partenaires commerciaux en devenir mais il ne suffit pas à lui-même pour caractériser l’absence de négociation effective. Il doit être corroboré par d’autres éléments.

Cela étant précisé, la charge de la preuve judiciaire de la soumission ou de la tentative de soumission poussent certains plaideurs à privilégier d’autres fondements aux conditions moins contraignantes, comme l’avantage sans contrepartie par exemple.

 

1Cass., com., 28 février 2024, n°22-10.314

2Article 1102 du code civil

3Article 1103 du code civil

4Loi n°78-23 du 10 janvier 1978 sur la protection et l’information des consommateurs de produits et services.

5Article L.212-1 du code de la consommation

6Paris, Pôle 5 ch. 4, 15 mars 2023, n°21/13227 ; Paris, Pôle 5 ch. 4, 28 juin 2023, n°21/16174

7Cass., com., 6 décembre 2023, n°21-23.288

8Cass., com., 28 février 2024, n°22-10.314

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