Un licenciement fondé sur des faits relevant de la vie personnelle encourt-il la nullité ?

Uniquement si les faits relèvent de l’intimité de la vie privée, répond la Cour de cassation par deux arrêts rendus le 25 septembre 2024 (Cass. Soc. 25 septembre 2024, n° 22-20672 et n°23-11860).

L’occasion pour la Haute Juridiction d’apporter une distinction entre ces deux notions (vie personnelle/vie privée), dont les contours peuvent a priori  sembler très proches.

 

  • Rappel de la jurisprudence en matière de licenciement fondé sur des faits tirés de la vie personnelle

Rappelons qu’un fait commis par un salarié en dehors du temps et du lieu de travail ne peut justifier un licenciement disciplinaire, sauf s’il :

  • est susceptible de se rattacher à la vie professionnelle du salarié ;
  • ou s’il constitue un manquement de l’intéressé à une obligation découlant de son contrat de travail (Cass. Soc. 3 mai 2011 n° 09-67464 ; Cass. Soc. 23 juin 2009 n° 07-45256)

A noter qu’un fait tiré de la vie personnelle du salarié peut néanmoins être retenu comme cause réelle et sérieuse de licenciement (en dehors d’un licenciement disciplinaire), si, compte tenu des fonctions de l’intéressé et de la finalité propre de l’entreprise, ce fait crée un trouble caractérisé au sein de la société.

Qu’en est-il alors de la sanction encourue lorsque l’employeur a prononcé un licenciement sur la base de faits relevant de la vie personnelle mais ne répondant pas aux critères susvisés ? Nullité du licenciement ou licenciement sans cause réelle ni sérieuse ?

C’est l’objet des deux arrêts du 25 septembre 2024.

 

  • Pas de nullité si les faits tirés de la vie personnelle ne relèvent pas de l’intimité de sa vie privée

Dans le 1er arrêt (Cass. Soc. 25 septembre 2024 n° 22-20672), un salarié conducteur de bus a été licencié pour faute grave après avoir fait l’objet d’un contrôle d’identité, après sa journée de travail alors qu’il se trouvait sur la voie publique à bord de son véhicule, en possession d’un sac contenant du cannabis.

Sur la base du signalement effectué spontanément par les services de police à l’employeur, ce dernier a notifié au salarié son licenciement pour « propos et comportement portant gravement atteinte à l’image de l’entreprise et incompatibles avec son obligation de sécurité de résultat tant à l’égard de ses salariés que des voyageurs qu’elle transporte ».

Alors que le Conseil de prud’hommes a requalifié la faute grave en cause réelle et sérieuse, la Cour d’appel de Paris a infirmé quant à elle le jugement et prononcé la nullité du licenciement « en raison de l’atteinte portée au droit fondamental de l’intéressé à sa vie privée ».

Et qui dit nullité du licenciement, dit réintégration et indemnité correspondant aux salaires qu’aurait dû percevoir le salarié depuis son éviction jusqu’à sa réintégration effective…

Les juges d’appel ont en effet retenu que :

  • la procédure pénale a été classée sans suite par décision du procureur de la République, selon avis notifié à l’intéressé le 13 juin 2018, l’infraction n’étant pas suffisamment caractérisée ;
  • et les faits reprochés au salarié ne se rattachaient pas suffisamment à la vie professionnelle pour lui permettre de retenir une faute disciplinaire, dès lors que le simple fait de signaler sa profession et son appartenance à la société n’est qu’une réponse à la question relative à la profession qui a nécessairement été posée par le service interpellateur et que si le contrat de travail invoqué par l’employeur interdit la prise de stupéfiants avant ou pendant le service, il ne l’interdit pas après, étant observé que le contrôle a eu lieu après le service de l’intéressé et que la prise de stupéfiant n’a pas, en l’espèce, été caractérisée, les tests s’étant révélés négatifs.

Face à la réintégration prononcée, l’employeur a logiquement porté l’affaire devant la Cour de cassation, aux motifs « que le juge ne peut, en l’absence de disposition le prévoyant et à défaut de violation d’une liberté fondamentale, ni annuler un licenciement, ni prononcer la réintégration du salarié dans l’entreprise ; que la catégorie des libertés fondamentales n’englobe pas l’ensemble des droits et libertés du salarié, de sorte qu’un comportement du salarié sans rapport avec l’exécution de son contrat de travail, s’il relève de la vie personnelle du salarié, ne relève pas nécessairement de sa vie privée ».

 

  • Tous les faits tirés de la vie personnelle ne relèvent pas nécessairement de l’intimité de la vie privée

La Cour de cassation va donner raison à l’employeur.

Après avoir rappelé, au visa des articles L. 1235-1, L. 1235-2, L. 1235-3 et L. 1235-3-1 du Code du travail, que « la rupture du contrat de travail à l’initiative de l’employeur n’ouvre droit pour le salarié qu’à des réparations de nature indemnitaire et que le juge ne peut, en l’absence de disposition le prévoyant et à défaut de violation d’une liberté fondamentale, annuler un licenciement. », la Cour de cassation a cassé l’arrêt d’appel aux motifs suivants :

« alors qu’elle avait constaté que la révocation était fondée sur des faits de détention et de consommation de produits stupéfiants à bord de son véhicule, constatés par un service de police sur la voie publique, étrangers aux obligations découlant du contrat de travail, ce dont il résultait que le motif de la sanction était tiré de la vie personnelle du salarié sans toutefois relever de l’intimité de sa vie privée, de sorte que, si le licenciement était dépourvu de cause réelle et sérieuse, il n’était pas atteint de nullité en l’absence de la violation d’une liberté fondamentale, la cour d’appel a violé les textes susvisés. »

 

En résumé : la Cour de cassation estime que le motif, s’il est tiré de la vie personnelle du salarié, ne relevait pas de l’intimité de la vie privée, laquelle est seule constitutive d’une liberté fondamentale dont la violation aurait entrainé la nullité du licenciement.

Sur ce point, la Cour de cassation a suivi l’avis de Madame l’Avocate générale, aux termes duquel elle rappelait que la notion de « vie privée » désignait une véritable liberté publique, devant être « réservée » à la seule protection du domicile, de la correspondance et de la vie sentimentale, c’est-à-dire à l’intimité de la vie privée.

Il en résulte que le licenciement, dont la Cour d’appel avait relevé que les faits reprochés – qui ne relevaient pas de l’intimité de la vie privée – étaient étrangers aux obligations découlant du contrat de travail et ne pouvaient de facto constituer une faute, était – seulement –  dépourvu de cause réelle et sérieuse.

Par cet arrêt, la Cour de cassation vient ainsi apporter un éclairage précieux sur les notions de « vie privée » et de « vie personnelle », dont on ne peut que conseiller aux employeurs de s’imprégner au regard du spectre de la nullité pesant sur un licenciement qui serait fondé sur des faits tirés de la vie personnelle, s’il s’avère que ceux-ci relèvent en réalité de l’intimité de la vie privée.

 

  • Le salarié a droit, même au temps et au lieu de travail, au respect de l’intimité de sa vie privée

Dans le second arrêt rendu le 25 septembre dernier (Cass. Soc. 25 septembre 2024 n° 23-11860), il s’agissait d’un salarié exerçant les fonctions de directeur général en charge de la vente, du marketing et de la logistique, licencié pour faute grave pour avoir échangé des courriels contenant des images à caractère sexuel, outre des propos vulgaires et dégradants envers les femmes, depuis sa messagerie professionnelle, avec l’un de ses subordonnés ainsi que des tiers à la Société.

Le cadre dirigeant a contesté son licenciement.

Au terme d’une saga judiciaire de plusieurs années, au cours de laquelle le licenciement a été tantôt validé par les 1ers juges d’appel au motif que les messages envoyés violaient la charte interne de l’entreprise destinée à prévenir le harcèlement sexuel, tantôt jugé nul par la Cour d’appel de renvoi (CA Versailles, 8 décembre 2022) au motif qu’il violait la liberté d’expression de salarié, l’employeur s’est alors pourvu en cassation.

Dans l’arrêt du 25 septembre 2024, la Cour de cassation va casser l’arrêt de la Cour de renvoi tout en confirmant la nullité du licenciement. Pour la Haute Juridiction, la nullité était en effet encourue sur le fondement de l’atteinte à l’intimité de la vie privée, laquelle implique en particulier le secret des correspondances.

 

  • Les courriels personnels émis par le salarié et reçus par lui grâce à un outil informatique mis à sa disposition pour son travail sont protégés par le secret des correspondances

La Cour va ainsi rappeler que :

  • le salarié a droit, même au temps et au lieu de travail, au respect de l’intimité de sa vie privée, ce qui implique en particulier le secret des correspondances,

 

  • de sorte que l’employeur ne peut, sans violation de cette liberté fondamentale, utiliser le contenu des messages personnels émis par le salarié et reçus par lui grâce à un outil informatique mis à sa disposition pour son travail, pour le sanctionner.

Elle en déduit que :

« Le caractère illicite du motif du licenciement fondé, même en partie, sur le contenu de messages personnels émis par le salarié grâce à un outil informatique mis à sa disposition pour son travail, en violation du droit au respect de l’intimité de sa vie privée, liberté fondamentale, entraîne à lui seul la nullité du licenciement. »

Tout au plus, comme l’a rappelé Madame l’Avocate générale dans son avis joint à l’arrêt, « dans le domaine des correspondances ou fichiers à caractère sexuel, la jurisprudence autorise l’employeur à reprocher au salarié un manquement à ses obligations contractuelles en raison soit d’un usage abusif de l’outil informatique à des fins privées […], soit de la commission de faits délictueux (pédophilie, propos antisémites […] susceptibles de nuire aux intérêts de l’entreprise. Il convient donc de s’attacher à la spécificité soit des modalités d’utilisation, soit du contenu du fichier incriminé » pour pouvoir sanctionner le salarié.

Ce qui n’était pas le cas en l’espèce, ainsi que le relève la Cour de cassation :

« En l’espèce, l’arrêt constate que le salarié a été licencié pour faute grave, notamment en raison de propos échangés lors d’une conversation privée avec trois personnes au moyen de la messagerie professionnelle installée sur son ordinateur professionnel, dans un cadre strictement privé sans rapport avec l’activité professionnelle.

Cette conversation de nature privée n’étant pas destinée à être rendue publique et ne constituant pas un manquement du salarié aux obligations découlant du contrat de travail, il en résulte que le licenciement, prononcé pour motif disciplinaire, est insusceptible d’être justifié et est atteint de nullité comme portant atteinte au droit au respect de l’intimité de la vie privée du salarié. »

Dès lors, si les messages du salarié pouvaient paraître répréhensibles moralement, ceux-ci n’étaient toutefois pas suffisamment nombreux pour constituer une utilisation abusive de l’outil informatique à des fins privées, et ne caractérisaient pas davantage un fait pénal répréhensible, de sorte que la Cour a finalement appliqué sa jurisprudence constante en la matière (arrêt « Nikon » Cass. Soc. 2 octobre 2001 n° 99-42942).

A noter d’ailleurs que dans ce second arrêt, la Cour de cassation a été à l’encontre de l’avis de Madame l’Avocate générale, laquelle estimait que « pour être personnelle, la correspondance reçue sur le lieu du travail n’est pas nécessairement privée, qui doit s’entendre de l’intimité de la vie privée au sens de la jurisprudence sociale susvisée et pénale, et n’appelle donc pas forcément la protection attachée à la violation du droit au respect de la vie privée, qui est la nullité de la mesure prise en violation de cette liberté fondamentale. Or en l’espèce, les « blagues » ou photos à caractère sexuel n’entraient pas dans la stricte intimité de la vie privée du salarié, ne le concernant pas personnellement (ce serait différent en cas d’envoi de photos ou vidéos intimes entre personnes consentantes), et n’entachaient donc pas de nullité le licenciement discuté. ».

La Cour de cassation a retenu une position plus protectrice du salarié, estimant que les correspondances privées, quel que soit leur objet, entraient dans l’intimité de la vie privée.

 

*    *

*

 

Ces arrêts du 25 septembre dernier mettent ainsi en lumière l’importance cruciale du respect de la vie privée des salariés dans le cadre de leur relation de travail. La Cour de cassation rappelle que le droit à l’intimité de la vie privée s’applique même dans un environnement professionnel, notamment en ce qui concerne le secret des correspondances.

La plus grande prudence est donc de mise lorsqu’un employeur décide de se fonder sur des faits relevant de la vie personnelle du salarié pour justifier un licenciement de nature disciplinaire. Il devra alors nécessairement s’assurer que ces faits engendrent un manquement aux obligations contractuelles. A défaut, la nullité du licenciement pourra intervenir, avec les conséquences pratiques et financières dramatiques qui s’y attachent (réintégration et indemnité d’éviction notamment…).

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