Droit de la preuve : toute déloyauté n’est pas bonne à prendre

Voici une des premières mises en application du renversement qu’à connu le droit de la preuve au lendemain de l’arrêt d’Assemblée de la Cour de cassation du 22 décembre 2023[1], admettant que dans certaines conditions la preuve peut être réalisée de manière déloyale.

Pendant longtemps en effet a rayonné en droit français le principe de loyauté de la preuve, fondé sur l’article 9 du Code de procédure civile (qui impose de prouver conformément à la loi) et l’article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme (qui garantit le droit à un procès équitable).

Ce principe de loyauté de la preuve proscrivait tous les moyens dissimulés, clandestins ou frauduleux. Ainsi, une preuve recueillie à l’insu de son auteur, par manœuvre ou stratagème, était généralement exclue des débats. Cela incluait, par exemple, les enregistrements réalisés sans avertissement, les constats dressés sans révélation de la qualité et de l’intention.

Toutefois, dans cet univers assez corseté parfois regardé comme protégeant exagérément l’acteur de mauvaise foi, l’Assemblée plénière de la Cour de cassation a introduit en 2023 une exception, en considérant que, dans certaines circonstances, la preuve déloyale peut être admise si elle est indispensable à l’exercice du droit à la preuve et proportionnée aux droits en conflit.

Ce droit à la preuve permet d’obtenir et de présenter des éléments nécessaires pour défendre ses prétentions en justice, droit reconnu par la Cour européenne dans des arrêts importants, tels que

LL c. France[2]  et Lopez Ribalda c. Espagne[3].

Il s’agit d’une dérogation claire au principe de loyauté, mais dont le périmètre dépend « de certaines circonstances », rendant « indispensable » à la démonstration et qui doit demeurer « proportionné » aux droits en cause.

Autant de conditions sur lesquelles la Tribunal de commerce de Lyon le 9 décembre 2024[4] vient apporter un premier éclairage attendu de la pratique.

Les faits sont simples.

Une société exploitant un réseau de franchise (dite master-franchiseur) avait assigné plusieurs sociétés franchisées pour obtenir le paiement d’une créance de près d’un million d’euros. Pour étayer sa demande, elle produisait un enregistrement sonore clandestin réalisé lors d’une réunion avec les défenderesses, affirmant que cet enregistrement contenait des aveux implicites d’une fraude financière.

De leur côté, les défenderesses, s’adossant sur une fameuse jurisprudence Sony[5], contestaient l’admissibilité de cette preuve, la qualifiant d’illicite et de déloyale.

La société demanderesse a alors invoqué la liberté de la preuve, principe caractéristique des procédures commerciales. Mais ce principe revigoré par l’arrêt d’Assemblée plénière de la Cour de cassation du 22 décembre 2023, comme l’a rappelé le tribunal, n’est pas absolu et doit respecter des limites.

Le juge doit en effet, opérer un contrôle en deux étapes :

  • d’abord vérifier si la production de la preuve déloyale est indispensable à l’exercice du droit à la preuve ;
  • ensuite évaluer si l’atteinte aux droits fondamentaux est strictement proportionnée au but poursuivi et ne constitue pas, en soit, une infraction.

A ce titre, le Tribunal va rejeter la prétention de la société demanderesse, considérant qu’elle disposait d’autres moyens légaux pour prouver sa créance, notamment en sollicitant des documents bancaires.

Le fait qu’elle n’ait pas utilisé cette voie légale excluait, pour le Tribunal, le caractère indispensable de l’enregistrement sonore.

Le Tribunal, tout en rappelant l’exception établie par l’Assemblée plénière en 2023, autorisant l’admission des preuves déloyales, n’en définit pas moins les contours et précise les critères d’appréciation de ces preuves à l’avenir : il ne suffit pas que le moyen de preuve illicite proposé soit utile à la prétention du demandeur, mais il doit être le seul moyen de preuve possible.

La décision rappelle ainsi que l’admission d’une preuve déloyale demeure une exception et non un principe.

La Cour de cassation avait déjà insisté sur ce point, soulignant que le respect des lois et règlements est une condition essentielle de la vie en société, particulièrement dans le cadre des affaires.

Loin d’ouvrir la voie à une liberté illimitée de produire des preuves illicites, cette exception vise uniquement les cas où aucune autre solution n’est envisageable. En outre, elle impose une interprétation stricte de la proportionnalité, afin de prévenir les abus.

En définitive, l’ordonnance du Tribunal de commerce de Lyon illustre les tensions inhérentes à la mise en balance du droit à la preuve et des autres droits fondamentaux.

Si l’exception consacrée par l’Assemblée plénière de 2023 ouvre une brèche dans le principe de loyauté, elle ne doit pas être interprétée comme une autorisation générale de produire des preuves illicites.

L’indispensabilité et la proportionnalité restent les pierres angulaires du contrôle exercé par le juge.

De plus, en aucun cas le processus suivi pour rapporter la preuve ne peut se réaliser en réalisant une infraction.

[1] Cass. AP, 22 décembre 2023, pourvoi n°20-20648.

[2] CEDH, 10 octobre 2006, n° 7508/02

[3] CEDH, 17 octobre 2019, n° 1874/13 et 8567/13

[4] Tribunal judiciaire, Paris, 3e chambre, 2e section, 22 Mars 2024 – n° 21/08049

[5] Cass. com., 3 juin 2008, n° 07-17.147.

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